Qu’est-ce qu’un jeu anarchiste ? Est-ce un jeu qui promeut les valeurs anarchistes ? Un jeu qui dépeint des activités anarchistes ? Un jeu qui subvertit et déstabilise les structures de pouvoir ? Que peut enseigner la théorie du jeu aux anarchistes – et que peuvent enseigner les anarchistes par le jeu ? Pour explorer ces questions, nous avons réalisé l’interview suivante avec TL, créateur·rice et artiste de Bloc by Bloc : The Insurrection Games.
Bloc by bloc est disponible sur Kickstarter pour l’instant uniquement en anglais et jusqu’au 14 juin 2018.
Adaptation de la traduction française publiée sur Evasion.
Pourquoi pensez-vous que l’activité créative est importante pour les anarchistes ?
La résistance créative est l’un des éléments essentiels d’un mouvement anarchiste florissant. Le jeu et l’imagination permettent le genre d’expérimentation qui peut révéler des fissures dans les systèmes de contrôle. Les anarchistes doivent être capables d’imaginer d’autres mondes et d’autres formes de vie afin de positionner leurs activités en opposition au monde actuel. Lorsqu’on laisse la créativité s’épanouir dans des espaces anarchistes, il est plus facile de neutraliser les modes d’organisation sociale étouffants et toxiques.
Est-ce que Bloc by Bloc se résume juste à une forme de divertissement ? Ou y a-t-il d’autres dimensions à ce projet ? Qu’espérez-vous qu’il accomplira dans le monde ?
Bloc by Bloc est un jeu de plateau qui simule les rébellions urbaines que nous avons vues dans les villes du monde entier au cours de ces 10 ou 15 dernières années. Le but de ce projet est de produire une expérience de jeu amusante et éducative. Je ne veux pas prétendre qu’il s’agit de quelque chose de plus que cela. C’est l’une des raisons pour lesquelles les graphismes de Bloc by Bloc sont ludiques, rappelant les dessins animés colorés. Il est important de ne pas prendre le projet trop au sérieux ou d’en exagérer l’impact politique. Ce serait trompeur et irrespectueux pour tou·te·s celles et ceux qui se sont retrouvé·e·s dans la rue lors de véritables luttes aux conséquences bien réelles.
Mais les jeux peuvent être des outils puissants pour explorer des idées complexes. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles je continue à travailler avec ce support.
Lorsque nous jouons à des jeux, nous créons des histoires à partir de l’interaction qui se crée entre les joueur·euse·s ainsi qu’avec les mécaniques et les composantes du jeu. Les meilleurs jeux créent des histoires riches et complexes, qui changent à chaque fois que nous y rejouons. Ces histoires reflètent des récits archétypiques que l’on retrouve dans toute la société. C’est pourquoi les jeux peuvent être si significatifs : ils créent un espace temporaire dans lequel nous pouvons explorer en toute sécurité les histoires qui définissent notre vie. Cet espace est appelé « le cercle magique. »
Bloc by Bloc crée un cercle magique dans lequel les joueur·euse·s peuvent explorer des histoires de révolte et de résistance contemporaines. C’est une réponse et un défi aux récits omniprésents de la colonisation, de l’industrialisation, de la politique étatique, de l’héroïsme autoritaire et de la violence chauvine qui dominent une grande partie des jeux de société – et plus encore, des jeux vidéo. De cette façon, il peut être compris comme une intervention anarchiste dans le monde du jeu.
Est-ce que le jeu Bloc by Bloc a des antécédents ? Quels étaient vos référence lorsque vous l’avez conçu ?
À l’été 2010, certain·e·s d’entre nous ont d’abord commencé par faire un brainstorming et échanger des idées sur la possibilité de créer un jeu de société insurrectionnel. Aucun d’entre nous n’était un·e joueur·euse expérimenté·e ; nous n’avions que très peu d’exemples sur lesquels s’appuyer. Nos points de référence étaient les luttes et les insurrections que nous suivions de très près. L’insurrection déclenchée par une grève des enseignant·e·s à Oaxaca, au Mexique, au cours du second semestre 2006, a eu un impact majeur sur les premières conversations qui ont fini par façonner les contours de ce que nous appelons aujourd’hui Bloc by Bloc. La révolte de la jeunesse qui s’est répandue dans toute la Grèce après l’assassinat par la police du jeune anarchiste Alexis Grigoropolous dans le quartier d’Exarcheia à Athènes en décembre 2008 a été une autre source d’inspiration. Ici à Oakland, les protestations et les émeutes en réponse au meurtre par un policier blanc d’un jeune homme noir, nommé Oscar Grant, en janvier 2009 nous ont donné une expérience directe sur comment ces instants insurrectionnels peuvent prendre forme et évoluer.
Sur la base de ces événements historiques récents, nous avons conçu ensemble le cadre général du jeu. Nous savions que tous les joueur·euse·s devaient être du côté de l’insurrection et que le jeu lui-même jouerait en quelque sorte le rôle de l’État. Nous avons également décidé que le jeu serait une course contre la montre jusqu’à ce que l’armée ou une force fédérale – ou policière – quelconque intervienne pour rétablir l’ordre. Enfin, nous avons dressé une liste d’actions que les joueur·euse·s devraient pouvoir réaliser : construire des barricades, piller, occuper des lieux et s’opposer à la police. Cela a constitué les bases du jeu ; toutes ces idées sont au centre de ce qu’est devenu Bloc by Bloc 8 ans plus tard. Probablement en raison de notre connaissance limitée des mécaniques de jeu et des théories ludiques, nous n’avons pas creusé très profondément dans le processus de développement du jeu en 2010. « Le jeu de l’insurrection », comme on l’appelait à l’époque, est resté sur une étagère pendant des années. Ce n’est qu’après une autre série de soulèvements encore plus importants dans le monde entre 2011 et 2014, dans des endroits comme Le Caire, Istanbul et Ferguson, que je me suis senti·e motivé·e de revenir au projet. J’ai étudié quelques jeux de société contemporains comme Les Colons de Catane, Pandémie, Forbidden Desert, et Dead of Winter, et j’en ai profité pour en apprendre plus sur les théories ludiques et les différentes approches de la conception de jeux.
Début 2015, nous avons commencé à tester les premiers prototypes fonctionnels de Bloc by Bloc. Au début, le jeu n’était pas jouable. Mais le processus itératif était en mouvement.
Depuis, j’en ai appris davantage sur l’histoire des jeux de société subversifs et antiautoritaires à travers le monde. Suffragetto est un jeu de 1909 qui simule des adeptes du suffrage féminin s’opposant à la police. Ce que nous connaissons maintenant sous le nom de Monopoly était à l’origine un jeu appelé The Landlord’s Game qui critiquait la spéculation immobilière et le capitalisme financier. Les jeux Class Struggle, Chicago Chicago et Mai 68 sont quelques autres titres des années 1970 et 1980 qui ont tenté de simuler de manière ludique des soulèvements populaires. Il y a quelques années, des camarades italien·ne·s ont créé un jeu appelé Riot qui met en scène des anarchistes, des autonomes, des policiers et des nationalistes qui se battent dans les rues. Il est intéressant de noter que la plupart de ces jeux supposent qu’un·e joueur·euse doit assumer le rôle de la police. Dès le début, nous savions que nous ne voulions pas inclure cette option dans le cadre de Bloc by Bloc.
Quels sont les avantages du format de jeu de société pour raconter ces histoires, par opposition, par exemple, à un roman, un film, un jeu vidéo, une histoire orale ?
La création de Bloc by Bloc nous a permis d’explorer les bouleversements sociaux à travers le prisme de la pensée systémique. Un jeu est un excellent moyen de simuler les formes cybernétiques de contrôle exercées par le pouvoir étatique. Et il permet aux joueur·euse·s d’expérimenter des formes émergentes de stratégie coopérative pour se libérer de ces systèmes oppressifs. Il n’existe pas vraiment d’autre support qui permette ce genre d’approche systémique pour raconter ces histoires.
Une autre raison importante qui fait que les jeux de société sont un bon support pour raconter ces histoires est que ces derniers sont intrinsèquement sociaux. Il y a quelque chose de puissant dans l’exploration des dynamiques qui façonnent les insurrections sociales par la discussion, la coordination et les conflits avec les autres en face à face autour d’une table.
Cependant, ce format comporte aussi des inconvénients. Un jeu est lui-même une sorte de système cybernétique composé de diverses boucles d’actions-réactions positives ou négatives. La nécessité de créer un système de jeu stable qui fonctionne comme un jeu amusant rend impossible la simulation complète d’événements du monde réel, qui sont définis par leur nature chaotique et en évolution constante.
Parles-nous des éléments spécifiques, des dynamiques de jeu et de la façon dont vous les avez conçus pour transmettre des leçons stratégiques sur la vie réelle.
L’un des changements les plus importants de la seconde édition est un mode semi-coopératif amélioré. Dans Bloc by Bloc, chaque joueur·euse a une carte de projet secret. La majorité de ces cartes sont des objectifs sociaux. Les joueur·euse·s ayant des objectifs sociaux sont solidaires les un·e·s des autres et doivent travailler ensemble pour vaincre l’État et gagner le jeu en coopérant. Cependant, il y a aussi des cartes d’objectifs avant-gardistes et nihilistes. Les joueur·euse·s avec ces cartes doivent secrètement détourner l’insurrection sociale ; ils et elles jouent pour gagner le jeu tout·e seul·e.
Il est possible de retirer les cartes avant-gardistes et nihilistes et de jouer le jeu en mode coopératif. C’est probablement la meilleure façon de jouer à votre première partie ; c’est ainsi que la plupart des gens ont choisi de jouer à la première édition du jeu. Mais ce n’est pas l’expérience que nous voulions créer avec Bloc by Bloc. Une simulation de l’insurrection urbaine devrait inclure les tensions internes que l’on ressent toujours au sein des mouvements sociaux et des soulèvements. Cette expérience semi-coopérative crée également un espace de jeu plus dynamique qui permet d’approfondir les stratégies. Et il empêche le comportement problématique des joueur·euse·s alpha qui dictent ce que les autres joueur·euse·s doivent faire à leur tour. Cela a tendance à se produire dans presque tous les jeux entièrement coopératifs. Ironiquement, en introduisant un élément d’incertitude et de suspicion parmi les joueur·euse·s, vous protégez leur liberté individuelle.
Un autre mécanisme du jeu qui surprend souvent les gens est le fonctionnement des déplacements. La plupart des jeux vous obligent à déplacer vos pièces une case à la fois ou à compter le nombre de cases sur lesquelles vous pouvez vous déplacer. Dans Bloc by Bloc, les déplacements sont limités par l’accès et non par la distance. S’il y a un chemin ouvert utilisant des routes, des autoroutes et des stations de métro, vous pouvez déplacer vos blocs – les pions dans le jeu – aussi loin que vous le souhaitez et ce, en une seule action. Même les plus grandes villes du monde peuvent être traversées en quelques heures tant que les flux de circulation sont ouverts. Au fur et à mesure que le jeu déploie la police et qu’ils et elles se déplacent dans toute la ville, les zones d’accès pour les joueur·euse·s deviennent de plus en plus limitées. C’est le reflet de la manière dont nous sommes capables de nous déplacer dans les villes contemporaines. Les zones d’exclusivité et de pouvoir institutionnel ne sont pas protégées des soulèvements populaires par leur distance par rapport à celles et ceux qui ont le potentiel de se soulever. Elles sont protégées par des forces de sécurité et des systèmes de contrôle qui limitent l’accès et contrôlent l’espace.
Presque tous les mécanismes de Bloc by Bloc peuvent être compris comme l’intersection entre une sorte de leçon stratégique et la nécessité d’équilibrer le jeu pour créer un système stable et plein de potentiels émergents. Il est possible de lire dans chacun de ces mécanismes et d’en tirer des conclusions sur les insurrections du monde réel. Mais à un moment donné, il faut se rappeler que ce n’est qu’un jeu ! Un fichier PDF du livre des règles de jeu de la 2e édition de Bloc by Bloc est disponible en ligne pour toute personne intéressée à examiner de plus près les mécanismes du jeu.
Comment tes valeurs façonnent-elles ton approche de la conception de jeux ? Y a-t-il une dimension idéologique à ce projet ?
Je m’efforce d’éviter une approche dogmatique dans ce travail. Les jeux sont un excellent moyen de permettre aux gens d’explorer des idées et des systèmes interconnectés sans être trop dirigiste. Cependant, je suis sûr qu’il est évident pour tout le monde que ce projet est fondé sur des idées politiques.
Je dirais que le processus de développement de jeu pour Bloc by Bloc a été guidé par un cadre éthique spécifique. Une partie cruciale de ce cadre est qu’il considère celles et ceux qui luttent contre le capitalisme, la suprématie blanche, le patriarcat et l’État comme des protagonistes. Je qualifie ces protagonistes de la résistance « d’antagonistes sociaux. » Les blocs sont celles et ceux qui s’organisent pour s’élever d’en bas. Ce n’est pas un jeu qui place les conquérants ou les puissants au centre du récit.
Un autre élément essentiel de ce cadre est la compréhension de l’importance de l’insurrection sociale. Si nous prenons un moment pour revenir sur les deux dernières décennies, nous voyons un éventail impressionnant de soulèvements et de rébellions dans le monde entier. L’insurrection sociale est une caractéristique déterminante de notre époque. C’est une forme cruciale de résistance et de joie dans un grand nombre de villes durant ces premières décennies du XXIe siècle. Les insurrections soutiennent les mouvements sociaux et ont remodelé la carte politique. Mais elles apportent aussi avec elles la potentialité d’une répression sévère et d’un retour de bâton réactionnaire. Il est donc important de ne pas romancer ces moments de conflit et d’en comprendre les conséquences.
Il est également important de ne pas fétichiser la violence présente dans ces soulèvements. La destruction et l’expropriation populaire sont des éléments nécessaires lors d’une insurrection soutenue. Mais le succès de ces soulèvements n’est pas déterminé par leur capacité à détruire ou à tuer. L’insurrection urbaine est la plus efficace lorsqu’elle transforme les relations sociales dans toute une ville et réaménage l’espace urbain. Nous pouvons voir cela le plus clairement lorsqu’une insurrection est l’expression d’une résistance et d’une organisation quotidienne. Cela crée le tissu social dans lequel une insurrection peut puiser le pouvoir de remodeler des villes et des sociétés entières.
Est-ce un jeu anarchiste ?
Je pense que c’est discutable. Bloc by Bloc est plus un jeu pour des joueur·euse·s que pour des anarchistes. Nous voulions que ce projet soit un jeu que les gens peuvent apprécier même s’ils et elles ne sont pas familier·ère·s avec le thème ou que celui-ci les met mal à l’aise. Comme je l’ai déjà dit, il s’agit d’une intervention dans le monde du jeu dans le sens qu’elle y remet en question les récits habituels d’oppression et d’exploitation.
Il y a quelques autres façons dont il diffère de la plupart des jeux de société. Nous avons tenté de fabriquer le jeu d’une manière relativement éthique ici aux États-Unis. La grande majorité des jeux sont fabriqués en Chine pour profiter d’une main d’œuvre moins chère. Et tous les fichiers dont on a besoin pour créer soi-même des copies imprimées de Bloc by Bloc 2nd edition seront mis en ligne gratuitement, comme nous l’avons déjà fait pour la première édition. Mais dans l’ensemble, Bloc by Bloc ne cherche pas à sortir de la forme spécifique fixée par les normes du jeu de société contemporain.
La question de savoir à quoi pourrait ressembler un jeu anarchiste est très intéressante. Peut-être que Bloc by Bloc est un pas dans cette direction. Mais un jeu véritablement anarchiste se déroulerait probablement sur le terrain quotidien de nos vies. Il créerait un cercle magique qui permettrait aux participant·e·s de subvertir les formes réelles de contrôle et de domination. Et il serait facilement reproductible, même pour celles et ceux qui ont des ressources limitées. Peut-être que les anarchistes et autres antagonistes sociaux jouent déjà à ce genre de jeux tout le temps sans pour autant les désigner comme des jeux ?
J’espère que ce projet peut faire partie d’un processus créatif beaucoup plus vaste qui utilise le jeu et l’imagination pour libérer notre potentiel collectif afin de combattre les mécanismes de dominations et de remodeler le monde.
Pour plus d’informations sur Bloc by Bloc, visite la page Kickstarter de la seconde édition.
Pour connaître le point de vue des joueur·euse·s sur les thèmes du colonialisme et de la domination dans Les Colons de Catane, consulte les sites :
Pour en savoir plus sur la pensée systémique dans les jeux, consulte le site Rules of Play : Game Design Fundamentals. Pour en savoir plus sur la critique de la cybernétique, regarde All Watched Over by Machines of Loving Grace. d’Adam Curtis.