Dans le résumé et l’interview qui suivent, un collectif anarchiste hongkongais pose un regard critique sur l’insurrection en cours depuis plusieurs mois, passe en revue ses succès, identifie ses limites, célèbre des moments d’entraide et de désobéissance exaltants, et critique un cadrage de la lutte encore trop centré sur le recours à l’autorité et sur l’indignation citoyenne. Ce texte est la suite de l’entretien publié avec le même groupe en juin dernier.
La lutte à Hong-Kong s’est polarisée à l’échelle internationale. Certaines théories du complot sont déterminées à considérer toute forme de protestation contre le gouvernement chinois comme le fruit d’une machination orchestrée par les États-Unis, comme s’il était impossible pour les acteurs et actrices de la révolte de suivre leur propre agenda politique, indépendamment de calculs impérialistes. D’autres soutiennent le mouvement sans se préoccuper des mythes nationalistes et néolibéraux qui perdurent en son sein.
Les évènements à Hong-Kong montrent comment un mouvement peut rejeter activement la légitimité d’un gouvernement, ses lois et sa police tout en conservant une foi naïve en d’autres gouvernements, d’autres lois et d’autres polices. Aussi longtemps que cette foi perdurera, le cycle est condamné à se répéter. Pourtant, les derniers mois d’insurrection à Hong-Kong peuvent nous aider à imaginer ce à quoi ressemblerait une lutte contre toutes les formes de capitalisme, de nationalisme et d’État à l’échelle mondiale – et nous aider à identifier les obstacles qui nous séparent de l’émergence d’une telle lutte.
Ceci est une version éditée de l’article originellement publié par lundimatin.
Historique des évènements
Vous pouvez trouver un historique plus détaillé ici. Si vous êtes déjà familier avec les évènements des trois derniers mois, passez directement à l’interview plus bas.
Juin 2019
Au printemps 2019, le gouvernement de Hong-Kong introduit un projet de loi autorisant l’extradition de personnes arrêtées vers d’autres pays, dont la Chine continentale. Une manifestation massive et pacifique contre le projet de loi a lieu le 9 juin, attirant des millions de personnes. La semaine suivante, des internautes, sur le forum en ligne LIHKG, proposent que le mouvement emploie des tactiques de protestation économique – par exemple, le retrait collectif des comptes épargne et la grève générale. Ceci n’apparaîtra que bien plus tard.
Le 12 juin, alors qu’une réunion est prévue au Conseil Législatif à propos du projet de loi sur l’extradition, les protestataires et la police s’affrontent autour du siège gouvernemental et de la tour CITIC. La réunion est suspendue. Les policiers tirent plus de 150 munitions de gaz lacrymogène et des balles de caoutchouc sur les manifestants et manifestantes, blessant de nombreuses personnes ; ils en arrêtèrent cinq, au motif d’émeute.
Alors que le gouvernement annonce le 15 juin que le projet de loi doit être suspendu, un manifestant fait une chute mortelle plus tard dans la journée. Dans le testament qu’il a laissé, il appelait au « retrait complet du projet de loi sur l’extradition, l’abandon du chef d’accusation d’émeute, la libération inconditionnelle des étudiants blessés, la démission de Carrie Lam ». À compter de ce jour, la plupart de ces revendications sont adoptées au sein de la lutte. Deux millions de personnes participent aux manifestations du lendemain, le 16 juin.
De fin juin au 1er juillet
Le 21 juin, les protestataires expérimentent la première action de « guérilla », passant du siège du gouvernement au commissariat central, à la Revenue Tower et à l’Immigration Tower dans le quartier voisin, bloquant les entrées et fermant temporairement leurs départements respectifs. Certains reviennent à la tour Revenue le jour suivant, le 22 juin, pour s’excuser auprès des usagers et usagères de la perturbation causée.
Une campagne de publicité financée collectivement appelle les leaders du G20 à agir, étant donné la crise à Hong-Kong, mais ne reçoit aucune réponse audible. Deux protestataires de plus se suicident à la fin du mois. Le désespoir s’intensifie, menant beaucoup de monde à penser que la lutte arrive à son terme à l’approche du 1er juillet. Ce jour, le 1er juillet, les manifestants et manifestantes entrent de force dans le bâtiment du Conseil Législatif. Des voix pacifiques émettent des craintes en interne à propos de cette action, mais choisissent de ne pas condamner celles et ceux qui s’y engagent. Quatre protestataires entrés dans les chambres du Conseil refusent de partir quand la police anti-émeute arrive, et une douzaine de manifestantes et manifestants retournent les « secourir ». À compter de ce jour, les résolutions de « ne pas se séparer » en factions (不割蓆) et « d’arriver et repartir de la manifestation ensemble » (齊上齊落) définissent l’ethos collectif de la lutte.
Début juillet : le conflit s’étend
Durant le Mouvement des Parapluies de 2014, les activistes avaient inventé les Lennon Walls, un mur d’affichage public non-autorisé, pensé comme une façon de visibiliser l’action de « citoyens consciencieux » voulant « demander pacifiquement réparation au gouvernement ». Au cours du mois de juin 2019, ce modèle transcende son origine strictement pacifique pour devenir un vecteur d’information et de coordination stratégique. Le 30 juin, la police détruit le Lennon Wall que les protestataires avaient construit devant le siège du gouvernement. En réponse, des Lennon Walls apparaissent dans tous les principaux quartiers, avec des sentinelles postées 24h/24.
Bien que personne ne soit arrêté le 1er juillet, de nombreuses personnes craignent d’importantes représailles de la police. Certains fuient le pays. La situation oblige tout participant et participante au sein de la lutte à mémoriser ce qu’il devrait dire – et ne pas dire – en cas d’arrestation. La phrase « J’ai le droit de garder le silence » (我冇野講) devient un meme populaire, et la répétition de ce mantra commence à être utilisée pour « aimer » les publications sur le forum LIHKG. Le 7 juillet, le premier rassemblement prend place en dehors des principales zones de protestation sur l’île de Hong-Kong, avec des slogans et des tracts destinés aux touristes chinois continentaux venus visiter la ville. La contestation se dissémine dans d’autres quartiers les semaines suivantes, notamment à Shatin le 14 juillet. Des personnes du voisinage expriment leur soutien en lançant des planches de natation par leurs fenêtres pour fournir des boucliers aux manifestantes et manifestants, et crient sur les policiers qui tentent d’entrer dans leurs immeubles. La police charge pour la première fois à l’intérieur d’un centre commercial, laissant des flaques de sang sur le sol. Le train jusqu’à Shatin fut suspendu sur ordre des autorités, tandis que des équipes de covoiturage s’auto-organisaient pour faciliter la fuite des protestataires.
Le 17 juillet, après quelques sérieuses confrontations, des milliers de citoyens et citoyennes âgé·e·s marchent pour afficher leur soutien aux jeunes personnes impliquées dans le mouvement, déclarant qu’ils et elles n’étaient pas conservateurs comme celles et ceux de leur génération, comme ces personnes antipathiques et apolitiques que les jeunes appellent des « vielles peaux » (« old rubbish »).
21 juillet
Une marche vers le Bureau de Liaison chinois – l’organe officiel des relations publiques du Parti Communiste Chinois à Hong Kong – voit l’emblème national de la Chine badigeonné d’une épaisse couche d’encre. Pour la première fois, les gens entonnent en chœur le slogan « Restaurez la gloire de Hong Kong, la Révolution de Notre Temps » (光復香港 時代革命). La police tire des gaz lacrymogènes, des balles de caoutchouc et des grenades-éponges1 sans sommation.
Pendant ce temps, à la station Yuen Long, des triades2 en chemises blanches attaquent des manifestants et manifestantes et des civils dans le train. Certains pensent que Junius Ho, le législateur pro-Pékin, est derrière cette attaque. Les agressions ont eu lieu avec l’aide de la police, qui s’est tenue négligemment à côté sans intervenir. Quelques-uns des auteurs et autrices ont été arrêtés et personne n’a été inculpé. Cet incident a provoqué une rage populaire profonde envers la police.
Fin juillet à début août : intensification
Pour la première fois dans la mémoire populaire, la police refuse de délivrer une autorisation pour la manifestation qui allait se dérouler à Yuen Long le 27 juillet, une semaine après les attaques des triades. Des milliers de personnes prennent néanmoins la rue avec défiance. Manifester sans autorisation est depuis devenu la norme. Une incompréhension quant à l’heure de départ « prévue » apparaît entre les personnes qui manifestent, ce qui a amené de longues discussions sur le forum LIHKG et des appels à une meilleure communication entre les premières lignes et les rangs de partisan·e·s derrière elles. Le 28 juillet, 49 partisanes et partisans sont arrêté·e·s ; la plupart sont inculpé·e·s pour émeute. À partir de ce jour et jusqu’à début août, les manifestations deviennent plus spontanées et éphémères, avec des manifestantes et manifestants se déplaçant vers différentes stations grâce au métro de Hong Kong, le MTR (Rail de transit de masse), visant principalement des commissariats. Pour la première fois, les gens commencent à lancer des cocktails Molotov et des briques sur les commissariats, utilisant également des lance-pierres. De plus en plus de gens du voisinage sortent pour soutenir le combat, criant sur la police et les ramenant vers leurs commissariats. La police déploie à plusieurs reprises des gaz lacrymogènes dans des zones résidentielles et autour des maisons de retraite.
Le 3 août, des personnes bloquent le tunnel de Cross-Harbor. Le 5 août, un escadron d’officiers masculins embarque une manifestante à Tin Shui Wai, soulevant délibérément sa jupe, la mettant à nu. Au même moment, plusieurs rapports commencent à circuler concernant des agressions sexuelles commises dans des commissariats.
Le 5 août, des milliers de personnes participent à une « grève générale » dans différents quartiers. Les gens bloquent les portes des wagons du MTR tôt ce matin-là, stoppant presque toutes les lignes du MTR (ceci a été une « répétition » du 30 juillet, où une station a été fermée tôt le matin, suivie l’après-midi par des blocages courts et intermittents dans diverses stations de transfert importantes de l’île de Hong Kong). Dans de nombreux quartiers, les affrontements autour des commissariats durent toute la journée. Cette nuit-là, des gangs pro-gouvernement habillés en chemise bleue ou blanche attaquent des manifestantes et des manifestants avec des barres de fer et des couteaux.
Mi-août : œil pour œil
Le 7 août dernier, la police arrête un jeune homme en possession de dix stylos laser, lesquels sont qualifiés « d’armes dangereuses ». En soutien au prévenu, des gens mettent en scène leur propre spectacle de lumière en stylos laser dans le port, devant le Musée de l’Espace de Honk-Kong. Le même jour, un groupe de manifestantes et manifestants donne la première conférence de presse au nom de la lutte, en réponse à celles que la police organise quotidiennement.
Le week-end du 10 août, plusieurs quartiers sont le théâtre de blocages spontanés formés par la foule. Le 11 août, des manifestant·e·s font le trajet de Sham Shui Po à Tsim Sha Tsui, où une street-médic a eu l’oeil droit crevé par une « beanbag » (une balle souple remplie de billes de plombs tirées par la police). Le meme « Oeil pour Oeil » devient viral, tout comme la campagne « Un oeil pour Honk-Kong » qui, lancée fin août par le célèbre acteur sud-coréen Kim Ui-Seong, fait depuis le tour du monde.
Le jour même, la police lance des grenades lacrymogènes dans la station de métro de Kwai Fong, un espace clos, et tire sur la foule à bout portant. À Tai Koo, une autre station de métro, elle pousse les manifestants dans des escalators déjà surchargés. Au même moment, des policiers déguisés en manifestants procèdent à des arrestations sans avertissement, entrainant une nouvelle vague de défiance dans le mouvement.
Le 12 août, à l’aéroport, le rassemblement de milliers de personnes pour dénoncer les violences policières entraîne l’annulation de centaines de vols. Tout l’après-midi, des rumeurs annonçant l’arrivée de brigades anti-émeute circulent dans la manifestation ; beaucoup partent tôt, avant 18h. Déçus de la tournure que prennent les événements, des manifestant·e·s décident de retourner sur place dès le lendemain pour bloquer l’embarquement des passagers. Plus tard dans la soirée, la tension monte d’un cran lorsque la foule reconnait deux hommes déguisés en manifestants : le premier est un officier du continent, l’autre un journaliste du Global Times aux liens étroits avec le département de sécurité Chinois. Tout deux sont ligotés et frappés par les manifestants. L’incident, largement relayé sur le continent, suscite une forte opposition au mouvement et sème la discorde en son sein concernant l’attitude à adopter à l’égard des infiltrés. Suite à cet évènement, une manifestation est organisée le 14 août, en signe de mea culpa collectif. Malgré ces désaccords, le sentiment « d’unité » persiste, unité dont les manifestants jurent qu’elle « survivrait à une explosion nucléaire » (核爆都唔割).
Fin Août
Le 18 août, malgré de violentes averses, des millions de manifestants pacifiques marchent en soutien au mouvement. Le 23 août, la chaîne humaine baptisée « Hong Kong Way » s’est étendue dans toute la ville, 30 ans jour pour jour après celle organisée par les Pays Baltes pour dénoncer l’occupation soviétique. Sous la pression de Pékin, les membres du personnel de l’aéroport ainsi que les dirigeants syndicaux de Cathay Pacific (une compagnie aérienne hongkongaise) présents au moment du blocus ou ayant exprimé leur sympathie en faveur du mouvement sur les réseaux sociaux sont licenciés. De plus, de nombreux rapports sur les conditions de détention circulent : ils mentionnent des passages à tabac, des agressions sexuelles, des viols. En réaction, le 28 août est organisé #ProtestToo, un rassemblement contre les violences sexuelles.
Le 24 août, le MTR (le métro hongkongais) ferme plusieurs stations et stoppe complètement le trafic dans les quartiers ralliant Kwun Tong où une manifestation était organisée. Depuis, les manifestant·e·s ont baptisé le MTR le « train du parti » (黨鐵) ; lequel est devenu une cible de vandalisme. Durant cette manifestation, la foule clame ce que l’on appelle « les cinq revendications » : le retrait total du projet de loi, la révocation des accusations « d’émeute », la libération sans condition de toutes les personnes arrêtées, l’ouverture d’une enquête indépendante sur les crimes de la police, et le suffrage universel. D’autres encore abattent les « lampadaires connectés » du quartier – que la technologie RFID rend capables de recevoir une mise à jour de reconnaissance faciale. Après avoir scié les poteaux et démonté leurs circuits, les manifestant·es ont pu identifier l’endroit où les pièces avaient été conçues.
https://twitter.com/Transformless/status/1165360715726753793
Le 31 août, malgré les arrestations de militant·e·s connu·e·s et de parlementaires, des milliers de personnes descendent à nouveau dans la rue. Les canons à eau testés pour la première fois le 25 août sont utilisés à pleine puissance et arrosent la foule d’un liquide bleu au poivre qui facilite l’identification des manifestant·e·s. Les gens mettent le feu aux barricades sur les routes qui encerclent la préfecture de police, puis repèrent et isolent également un policier en civil.
Plus tard, dans la gare de Prince Edward, la police frappe et gaze sans distinction manifestant·e·s et riverains dans un wagon de train. Sept personnes ont été grièvement blessées. Au moment où nous écrivons ces lignes, au moins trois personnes sont toujours portées disparues ; beaucoup pensent qu’elles ont été assassinées par la police. Les demandes pour que l’enquête en cours diffuse les images de vidéosurveillance sont restées sans réponse. Depuis, la haine contre la police et le MTR est à son paroxysme, et diverses méthodes pour frauder les transports circulent parmi les manifestant·e·s.
Début Septembre
Le premier septembre, des milliers de personnes se rassemblent à la station de bus et sur la route principale conduisant à l’aéroport, ce dernier étant inaccessible depuis que la Haute Cour a fait passer une ordonnance restreignant la circulation des manifestant·es suite aux blocages de l’aéroport. Cette action paralysa de fait le trafic en direction de l’aéroport tout au long de l’après-midi. Les étudiant·e·s des universités et des lycées font grève le deux septembre, beaucoup d’entre elles/eux faisant face à des agressions répétées de la police et des partisans du gouvernement devant leurs écoles. Les étudiants et étudiantes et les anciens élèves forment des chaines humaines inter-écoles dans différents districts durant toute la semaine.
Finalement, le quatre septembre, la cheffe de l’exécutif annonce le processus de retrait de la loi d’extradition – un processus qui commencera après la fin de la pause parlementaire en octobre. Malgré tout, le mouvement continue à demander que le gouvernement accorde « les cinq demandes ». Au moment de l’écriture de ce texte, le vandalisme dans les stations MTR continue, ainsi que les enquêtes à propos de la localisation des « disparus » et des demandes pour que la vidéo-surveillance du 31 août soit rendue publique.
Interview
Nous avons mené cette interview avec un collectif anarchiste qui a été actif dans la lutte au cours des quinze dernières semaines. Entre deux ingestions de larges quantités de gaz lacrymogène, ils et elles se sont rassemblé·e·s pour ruminer sur ces questions. Les réponses sont le résultat de nombreuses nuits blanches passées en introspection et en souvenir réflexif, chaque membre du collectif aidant les autres à remplir les lacunes de leurs mémoires surmenées.
Le mouvement a t-il passé des caps ? Qu’est ce qui l’a fait monter en puissance, s’étendre, survivre ?
Un apogée a probablement été atteint le cinq août, jour où la première « grève générale » a été proposée. Bien que n’étant pas réellement une grève générale dans le sens technique, elle paralysa effectivement la plus grande partie de la ville pour une journée entière. De bien des manières, ce fut un événement monumental, tant de par sa magnitude que parce qu’il s’agissait de la première fois qu’une grève était appelée pour des raison politiques (plutôt qu’économiques) par des travailleurs et travailleuses opérant hors d’un syndicat. En même temps, malgré le fait que des commissariats furent encerclés – et, dans certains cas, soumis à des attaques continues, brûlés, voire détruits – les événements de cette journée n’aboutirent à rien de concret, l’État étant resté silencieux. Personne n’aurait pu anticiper que la journée allait tourner aussi glorieusement qu’elle l’a faite, la vengeance populaire contre la police prenant les formes les plus inoubliables à travers la ville, mais ce fut précisément le moment où les gens commencèrent à avoir l’impression d’avoir fait tout ce qu’ils pouvaient afin de contraindre le gouvernement à répondre, et l’euphorie de cette soirée commença à se transformer en exaspération.
La colère à l’encontre de la police a été l’un des principaux facteurs qui a radicalisé le mouvement depuis. Beaucoup d’entre vous doivent être au courant de la brutalité sans freins de la police de Hong Kong, une brutalité à laquelle on leur a de plus en plus permis de s’adonner chaque jour que le mouvement durait et s’amplifiait. Il s’agit de la même police qui cherchait de toutes ses forces à s’attribuer le titre de « meilleure police d’Asie » après les émeutes de la fin des années 1960 et après des décennies de corruption. Il a certainement été traumatique pour beaucoup de perdre l’illusion que Hong Kong était une métropole libérale dans laquelle producteurs et consommateurs pouvaient suivre le cours de leur vie sans violences, en profitant de l’échange sans entraves des opinions et des marchandises. Mais les jeunes diplômés de l’académie de police doivent également venir à bout de leurs propres traumas, ayant perdu l’espoir d’obtenir une carrière tranquille et dénuée d’évènements, avec des promotions régulières et des bonus, sans aucun des risques de précarité qui caractérisent les professions accessibles à une jeunesse peu éduquée.
Nous n’avons aucune pitié pour la police, mais il est clair que les flics sont galvanisés par une rage pure et désinhibée. Cette rage est ce qu’ils partagent avec ceux qu’ils brutalisent – la différence étant, évidemment, qu’ils sont légalement autorisés et encouragés à la libérer. On tremble d’imaginer quelle sorte de discours, de motivation perverse sortie de Full Metal Jacket ils reçoivent de leurs supérieurs avant d’être déployés en manifestation, quelle sorte de discussions répugnantes ils ont dans leurs groupes Whatsapp d’officiers, quels autres moyens ils utilisent pour se maintenir l’écume aux lèvres, tirant sur leurs laisses afin de casser le crâne d’un manifestant. Bien que personne dans notre collectif ne sache avec certitude ce qu’il se passe réellement dans les commissariats quand vous êtes capturé aujourd’hui, il y a de nombreux signalements de torture, d’abus sexuels, et même des rumeurs de viol collectif de manifestantes.
De l’autre côté de la barricade, on a l’impression que toute l’escalade des tactiques qui a lieu depuis le cinq août a été une réaction à l’augmentation de la violence policière ou aux manières dont certaines compagnies privées facilitent cette violence – comme l’entreprise qui gère le MTR, qui s’est enrichie en construisant des centres commerciaux et des appartements adjacents à leurs stations de métro, ou le New Town Mall, le centre commercial qui autorisa inexplicablement des escouades de police anti-émeute à envahir et à ensanglanter les sols d’un des plus anciens temples de consommation de la ville. La lutte ressemble souvent à une vendetta de sang entre les manifestant·e·s et la police.
La semaine dernière, la police a assiégé la station MTR Prince Edward. Ils ont chargé dans un wagon du métro, commencé à tabasser de manière indiscriminée n’importe qui ressemblant à un manifestant, et laissé les victimes en sang sur le sol de la station, les empêchant de recevoir une aide médicale. Ils ont transformé la station en un camp d’internement hermétiquement fermé pendant des heures, faisant disparaitre trois personnes dont on dit qu’elles ont été battues à mort. Les enjeux continuant d’augmenter dans le conflit, cette spirale de représailles va probablement continuer. Avec autant de personnes fixées sur leurs fils d’actualité, horrifiées par ce qui apparaît devant leurs regards – des journalistes perdant leurs yeux, des passants interpellés pour avoir questionné l’autorité de la police – cette fixation sur la police est difficile à briser, même si certains threads sur LIHKG ont été créés afin de plaider auprès de ceux et de celles impliqué·es dans la lutte qu’il et elles adoptent une vision plus large plutôt que de concentrer tous leurs efforts sur des actes de vengeance populaire contre la police. De tels actes sont clairement encouragés par la police elle-même, qui a besoin de prétextes pour justifier la répression – à un tel point que certains ont été pris en train de se déguiser sur la ligne de front afin de lancer des cocktails Molotov.
Aussi réticents que nous soyons à le reconnaître, cette lutte prospère sur les violences de la police. Nous devons réfléchir en le prenant en compte. Par exemple, le 11 août, une médic à l’arrière des affrontements a perdu un œil après avoir été touchée par une balle en caoutchouc. Ce n’était certainement pas un « dommage collatéral » accidentel – les policiers visent la tête des personnes depuis un moment maintenant. Le jour suivant, une gigantesque mobilisation a eu lieu à l’aéroport, avec un meme exigeant que la police rende un œil, fournissant une profonde impulsion émotionnelle aux évènement de l’après-midi. Cette soirée, les manifestants et manifestantes réalisèrent une « arrestation citoyenne », appréhendant deux personnes suspectées d’être des agents du Parti Communiste Chinois et affrontant des escouades d’élite de la police de l’aéroport.
Aussi longtemps que la lutte continuera de se nourrir de l’indignation populaire suscitée par les violences de la police, plaidant pour qu’un tribunal supérieur amène cette dernière devant la justice – que ce soit les États-Unis, le monde occidental, ou les Nations Unies – son élan dépendra des provocations policières et restera empêtré dans ce que les luttes sociales à Hong Kong n’ont pas encore su dépasser : l’indignation vertueuse du citoyen.
Que se passera-t-il quand ce réservoir d’indignation civique à propos de cette injustice-ci ou de celle-là sera épuisé ? Est-il toujours nécessaire que ceux et celles qui luttent se placent dans une position de moralité, légitimant leur activité illégale comme une réaction aux excès de l’État ? Comment peuvent-ils et elles prendre l’initiative, passer à l’offensive ? Cela ne signifie pas nécessairement frapper les premiers dans un sens physique, mais « devenir-actifs » dans le sens que Nietzsche évoquait, abandonnant la « moralité d’esclave » de la dépendance à – et la fascination pour – l’ennemi. Le scandale de la violence de la police a polarisé la ville au point que des quartiers entiers sont descendus dans la rue pour soutenir les manifestant·e·s habillé·e·s de noirs et aux visages couverts par les masques à gaz à l’occasion de rassemblements à la sortie des commissariats dans divers districts. Le plus célèbre de ces évènements eut lieu dans Wong Tai Sin et Kwai Chung, où des centaines de personnes descendirent de leurs immeubles en shorts et tongs pour haranguer la police, rendant un officier si nerveux qu’il pointa un pistolet chargé sur des habitant·e·s du quartier.
Les violences policières ont également servi de point de départ pour organiser différents projets de quartiers. Par exemple, dans l’objectif de combattre la désinformation répandue par les médias mainstream, des personnes ont organisé des projections dans des squares publics afin que les gens puissent voir les vidéos de ce qu’il s’était réellement passé ; pareillement, l’espace adjacent au comptoir informatif de New Town Mall à Sha Tin a été transformé en bureau de contre-information, tenu par des manifestant·e·s qui sont toujours disponibles pour discuter avec les passants curieux. Simultanément, les « Lennon Walls » qui sont apparus dans chaque district, principalement autour de logements sociaux, sont devenus des lieux conviviaux en même temps que des lieux de confrontations violentes et de rage meurtrière ; aussi banal que soit souvent leur contenu, il a été nécessaire de défendre ces murs de post-it contre les attaques d’incendiaires nocturnes et de gangsters armés de couteaux. Ces initiatives de quartier sont impressionnantes et importantes. Elles peuvent indiquer un chemin hors des impasses du présent, s’étendant peut-être dans un futur commun incertain.
Ceci nous amène à notre dernier point à propos de ce qui fait survivre le mouvement. Une chose qui a surpris les camarades étrangers venus visiter Hong Kong est l’unité et l’unanimité du mouvement, qui a vu des insurgés de toute idéologie et origine travailler ensemble sur des actions concrètes plutôt que de se disputer sur des subtilités idéologiques. L’adhésion à cette unanimité est devenue presque religieuse, un mantra qui a été répété ad nauseam sur les forums à chaque fois qu’une dispute naissante menaçait de la mettre en danger. L’importance de cette solidarité aux yeux de tous, ce consensus qui maintient la masse unie contre les efforts continus de l’Etat pour exploiter les divergences tactiques au sein du mouvement, est résumée par une déclaration caricaturale au point d’en être hilarante : « Je n’excommunierai personne de la lutte même s’ils décidaient de faire exploser une bombe nucléaire. »
Le gouffre entre les pacifistes et les insurgés lanceurs de Molotov est encore profond, mais ce ne sont pas des rôles gravés dans le marbre. Tandis que les rangs de ceux qui sont en première ligne continuent d’être décimés par les arrestations massives, certains de ceux qui étaient spectateurs quelques semaines auparavant s’avancent pour combler ces trous. Les forums et les chaînes Telegram offrent des circuits de communication afin que les deux camps échangent des réflexions et des retours après chaque épisode de lutte. Ceci est merveilleux de bien des manières ; il s’agit indubitablement d’un succès formidable qui dure depuis longtemps et persistera peut-être encore pour longtemps.
Dans le même temps, le maintien de cette unanimité occulte des problèmes systémiques au sein du mouvement et interdit aux personnes d’en débattre, une chose sur laquelle nous ferons la lumière plus tard dans cet entretien. Il va sans dire qu’il est nécessaire de maintenir le moral populaire dans un mouvement de masse, que nous devons constamment être au chevet du climat affectif de la lutte, que les gens devraient s’encourager les uns les autres dans des temps de tumulte et de désespoir. Mais quand cette ambiance affirmative masque une aversion pour la différence, la divergence et la dispute, par peur d’aliéner des gens et de diminuer la participation numérique aux manifestations, la frontière entre positivité et méfiance devient floue – et la singularité de chacune des personnes présentes est effectivement niée, tout le monde étant réduit à un corps se tenant aux côtés d’une masse d’autres corps.
Cette atmosphère rend la critique difficile, notamment quand il s’agit de phénomènes hautement discutables comme le fait d’agiter des drapeaux coloniaux ou américains. Tout le long de la lutte, le principe de tolérance libérale a été instrumentalisé comme jamais il ne l’avait encore été – frères et sœurs, vous avez vos opinions et j’ai les miennes, nous respectons tous notre droit à avoir des opinions contraires, tant qu’elles ne risquent pas de créer des antagonismes en notre sein. Le fait que cela ait marché jusqu’ici n’est pas la preuve qu’il s’agisse de quelque chose de sain pour l’avenir des luttes sociales à Hong Kong. Ce genre de culture prétend ne marginaliser personne tout en marginalisant tout le monde, empêchant tout le monde de se pencher sur des questions qui pourraient êtres douloureuses, inquiétantes ou troublantes, qui nous demanderaient de sonder les profondeurs et interroger les conditions qui nous constituent en sujets. Pour ce faire, nous devrions aller au-delà du trauma des évènements immédiats et nous confronter à un trauma d’une échelle bien plus large – « l’ordre » que nous participons à reproduire continuellement.
Après tout, c’est cet « ordre » qui rend certaines personnes de fait invisibles. Par exemple, peu sont ceux qui ont pensé à la situation difficile des employées domestiques étrangères au cours de ces derniers mois. D’habitude, chaque dimanche, ces femmes se rassemblent en masse sur les places publiques des principaux quartiers comme Central, Causeway Bay, Mong Kok, et Yuen Long, qui ont toutes la théâtre d’affrontements durant les conflits récents. N’ayant pas accès aux cartes en temps réel qui sont créées pour les manifestant·e·s, elle ne sont souvent pas prévenues quand ces zones se font gazer. En conséquence, elles n’ont pas d’autre choix que de trouver un autre endroit où se réunir lors de leur seul jour de repos 3. Ce ne serait qu’une conséquence malheureuse mais acceptable de la lutte, si seulement les manifestant·e·s faisaient quelque chose pour reconnaître la situation et leur communiquer leur soutien.
En temps normal, la situation des travailleuses domestiques est totalement ignorée, bien que de nombreuses familles dans la ville les emploient ; quasiment personne ne reconnaît les luttes courageuses quelles organisent via leurs syndicats indépendants contre les arrangements entre leurs propres gouvernements, les agences qui les emploient, et le ministère du travail de la ville. Leur soutien actif et leur compréhension poussée des luttes sociales locales n’est remarqué par personne. Dans le même temps, les participant·e·s au mouvement contre la loi d’extradition se donnent du mal afin de solliciter la sympathies des citoyens prestigieux du « monde libre », prenant le temps d’expliquer la situation de Hong Kong aux riches touristes débarquant à l’aéroport.
Il s’agit pour l’instant d’un angle mort majeur du mouvement. N’ayant pas été discuté, il a récemment donné lieu à une grotesque et inexcusable campagne contre les travailleuses domestiques migrantes qui se rassemblent sur les places publiques où les affrontements ont lieu. Durant plusieurs semaines, des threads LIHKG sont apparus demandant pourquoi les travailleuses migrantes étaient autorisées à se réunir et à faire des pique-niques dans les rues alors que des manifestants et manifestantes étaient arrêtés et torturés pour avoir participé à des « assemblées illégales ». Leur tonalité ironiques cachait mal le caractère répugnant de leur contenu. Pourquoi ce double standard, demandaient ces commentateurs – ne devrions-nous pas forcer ces femmes nonchalantes et amatrices de karaoké, qui s’amusent alors que les manifestant·e·s craignent pour leur peau, à comprendre dans quelle genre de ville elles habitent ? Pourquoi n’avons-nous pas l’autorisation de manifester alors qu’elles peuvent organiser des fêtes dans la rue sans jamais avoir à faire une demande à un bureau gouvernemental ?
Tout cette stupidité culmina il y a quelques jours, lorsque quelques idiots commencèrent à coller des stickers sur les voies publiques et les pont sur lesquels était écrit que les travailleuses domestiques migrantes n’étaient pas autorisées à trainer dans la rue sans autorisation. Ces stickers répugnants sont représentatifs de l’absence d’efforts que les manifestant·e·s ont fait pour essayer de communiquer avec l’importante population de travailleuses migrantes dont personne n’a pris le temps de se préoccuper – avant, pendant, et probablement après cette lutte. Il faut reconnaître que ceux qui ont créé et posté ces stickers ne devraient pas êtres considérés comme représentatifs du mouvement dans son ensemble, mais dans le même temps, ils n’ont pas été dénoncés publiquement.
L’ « ordre » qui caractérise la vie quotidienne dans cette société reproduit également la culture sexiste délétère qui a montré à plusieurs reprises son visage immonde à l’intérieur du mouvement. Des protestataires ont déterré les profils Instagram de policières et les ont désignées comme des putes qu’ils aimeraient violer ; des manifestants ont nargué des policiers en suggérant que leurs femmes étaient sorties coucher avec d’autres hommes pendant qu’ils gazaient des gens tard dans la nuit ; des manifestants masculins sanguins et virilistes ont empêché des femmes de se tenir dans les premières lignes, ou se sont engagés sur des forums de discussion à « défendre leurs femmes » de la capture et du viol par les forces de police.
Lorsque des nouvelles d’agressions sexuelles et de potentiels viols dans les commissariats ont commencé à se répandre et que des femmes sur LIHKG ont avancé l’idée d’organiser des marches de femmes, les hommes ont commencé à paniquer, s’inquiétant de ce que les femmes puissent peut-être vouloir défiler seules, sans la protection des hommes. Cela a donné à voir le spectacle ridicule d’hommes jurant que même s’ils n’étaient pas autorisés à défiler aux côtés de leurs sœurs, ils marcheraient derrière le cortège en uniforme complet, prêts à les défendre jusqu’au bout. C’était ça, leur idée du militantisme.
Nous n’évoquons pas toutes ces choses pour accentuer la prolifération de la « cancel culture », qui amène bien trop souvent à un désengagement moralisateur, à des sermons et à la perpétuation de la stratification sociale ; rien de ceci n’a un quelconque rapport avec les relations sociales dans lesquelles nous sommes tous et toutes empêtré·es. Nous voulons plutôt reconnaître le désordre dans lequel nous nous trouvons et le fait que ce désordre est bien plus compliqué que le récit simpliste d’un peuple opprimé et victime, poussé au pied du mur par une impitoyable machine à tuer « communiste ».
Tant que l’examen de ces problèmes sera traité comme quelque chose de périphérique ou de démoralisant, au prétexte que l’exigence la plus pressante serait de vaincre la Grande Bête Chinoise, nous ne verrons pas beaucoup d’avancée vers l’accomplissement du but prétendu de ce combat, « libérer Hong Kong ».
Quand nous avions discuté en juin, vous décriviez un mouvement social encore embryonnaire, une sorte de populisme nationaliste sans visage, émergeant des échecs des mouvements pacifistes, démocratiques et parlementaires passés. Y a-t-il de nouveaux leaders, de nouveaux récits, de nouvelles structures internes de contrôle qui ont émergé depuis ? De nouveaux cadres ou de nouveaux horizons se sont-ils ouverts, pour lesquels des gens pourraient se battre ou développer leur imagination, au-delà de l’idée de souveraineté nationale ?
Non, il n’y a pas eu de grand changement depuis notre dernière discussion. L’accord général est que celles et ceux qui prennent part au mouvement doivent parler d’une voix unanime, collective et consensuelle, en opposition à une multiplicité de voix différentes et potentiellement discordantes.
Sur les groupes Telegram et les forums de discussion, on rencontre occasionnellement une voix appelant à l’indépendance de Hong Kong ; bien qu’il ne puisse échapper à personne que ce désir est tacitement partagé par un bon nombre de participant·e·s à la lutte, on les fait souvent taire, par peur que le mouvement perde de vue son but immédiat (les cinq demandes) et par prudence générale quant aux dangers inhérents au fait de formuler ce désir – étant donné que des politiciens institutionnels ont répété que ce mouvement n’était pas réellement « à propos » des cinq demandes mais en réalité une « révolution de couleur » organisée par des puissances étrangères et des séparatistes, et que la presse chinoise a réitéré ce récit à de nombreuses reprises. De plus, pour beaucoup de personnes qui continuent de traverser la frontière pour trouver du travail ou pour d’autres raisons personnelles, l’indépendance de Hong Kong ne serait pas un développement bienvenu. Il y a beaucoup de gens qui veulent simplement voir observée et renforcée la clause qui a été exposée dans la Basic Law (le texte qui sert de fondement juridique à la province de Hongkong depuis 1997), selon laquelle il y a « un pays, deux systèmes ».
Pour nos camarades à l’étranger qui connaissent mal le climat politique et culturel d’Hong Kong, il est important de souligner que – selon nos analyses – les pronostics concernant la chute du libéralisme en tant que culture politique sont infondés. Du moins dans le cas de Hong Kong. Nous irions jusqu’à dire que la logique libérale, considérée intuitivement comme le « sens commun », est peut-être plus forte ici comparée au reste du monde. Le contexte que nous évoquions dans notre précédente interview, à savoir le fait que cette ville est été construite par des réfugiés de la Chine communiste, explique en grande partie ce phénomène. L’anecdote qui suit illustre le caractère endémique de cette maladie qui contamine indistinctement Hong-Kong et le continent.
Il y a quelques années, au cours d’un colloque sur l’art et la politique, un membre de notre collectif a pris part à une conversation avec un camarade venu de l’une des capitales du punk-rock en Chine. Dans cette ville, la résistance fait rage contre la gentrification et la construction de « parcs écologiques ». Plus tard dans la nuit, l’ambiance détendue par l’alcool était propice aux confidences de notre ami sur le tabou qu’est l’Anarchie dans son pays. Comme Mao l’a si bien dit dans son Petit Livre Rouge et ses essais, le Parti Communiste est la force anarchique, le « pouvoir constituant » qui transcende et renforce l’ordre comme bon lui semble, instituant un état d’urgence perpétuel au nom de la révolution ; par conséquent, la vie quotidienne en Chine est « anarchique » sur le plan terrestre. C’est-à-dire, quand les camarades occidentaux parlent « d’usage » (dans le sens où Agamben l’emploie dans L’Usage des Corps) en référence à l’occupation de places, à l’organisation de fêtes dans les rues, etc., ce terme perd son sens en Chine quand un tel « usage » des routes et voies publiques dans différentes parties du pays est courant, sans protocole établi qui distingue le bon usage de « l’espace public » d’un usage exceptionnel.
La police chinoise a le droit d’outrepasser ses prérogatives légales et de se comporter d’une manière qui serait inconcevable partout ailleurs. Par exemple, jusqu’à récemment, nos amis du district de Chine susmentionné géraient un espace alternatif qui organisait des événements culturels pour les villageois qui vivent dans la région. Cet espace était ouvert à tous, ses portes n’étant jamais fermées ; les vagabonds et les sans-abris y entraient par hasard, souvent pour y loger quelques jours ou semaines. Ça signifiait aussi que les policiers en civil venaient dans l’espace lorsqu’ils n’étaient « pas en service », offrant des cigarettes américaines, de l’alcool et des promenades en voiture en ville, faisant équipe avec les habitants de l’espace tout en indiquant clairement que la police était parfaitement au courant du fait que les participant·es étaient opposé·es à la gentrification du quartier. « On est amis, tu ne voudrais pas gâcher notre amitié, n’est-ce pas ? » Les mêmes policiers sympathisaient avec les villageois·e·s de la région, s’invitaient à prendre le thé chez eux et leur offraient des cadeaux tout en leur rappelant insidieusement que visiter l’espace en haut de la colline était très déconseillé, qu’ils pouvaient rapidement devenir persona non grata en se mêlant aux gens qui y vivent. Une situation horrible, bien sûr. Dans de telles conditions, où chacun·e est contraint·e de vivre dans un état d’exception permanent, empêtré dans des réseaux complexes de surveillance formelle et informelle, notre ami nous a dit que pour beaucoup de gens, le libéralisme – c’est-à-dire la primauté du droit, une législation qui ferait respecter la propriété privée, des limites appropriées qui, selon eux, protégeraient l’individu des pouvoirs étatiques – apparaissait comme la chose la plus radicale qui puisse exister.
Quand des amis nous demandent pourquoi le discours et la rhétorique « anticapitalistes » semblent si étranges aux habitant·es de Hong Kong, nous devons répondre que c’est une question de contexte social et de circonstances. Pour les Hongkongais·es, le capitalisme représente l’esprit d’entreprise, l’initiative et l’autonomie, qu’ils opposent au népotisme corrompu du parti et aux grands magnats et politiciens de Hong Kong qui participent à ces institutions bureaucratiques. Mais au-delà du « capitalisme », on fantasme le caractère sacré de la loi, qui reste l’horizon ultime que la lutte sociale n’a pas encore dépassé. Oui, le monde entier vante les exploits héroïques auxquels les chemises noires participent chaque jour – réduisant le mobilier urbain et les machines des stations de métro en ruines, dévastant les commissariats de police, etc – mais il existe toujours une croyance latente que tout cela est fait au nom de la préservation de l’État de droit et des institutions que certaines personnes ont « trahies ».
Vu sous cet angle, tous ces actes illégaux peuvent être considérés comme un moyen de rappeler aux autorités que le « mandat du ciel » leur a été retiré. S’il peut sembler « mythologique » d’utiliser une telle conception archaïque pour décrire l’actualité, comme s’il s’agissait d’un « inconscient chinois millénaire collectif » qui a persisté depuis les anciennes dynasties jusqu’à nos jours, il reste pertinent, car tout porte à croire que nous vivons toujours à une époque mythique. Comment expliquer autrement les appels continus aux représentants de la « communauté internationale », utilisant les médias internationaux comme on utilise un tribunal par lequel nous espérons obtenir une audience avec l’Empereur – c’est-à-dire les États-Unis ? Un mythe est tenace : celui selon lequel une cour d’appel supérieure pourrait traduire en justice et punir la criminalité des États voyous qui nous gouvernent au nom des droits humains élémentaires et naturels qui ont été violés aux yeux de tous. Quelque part, nous croyons, même si ce n’est que dans le cœur des gens honnêtes et bien pensants, qu’il y a un contact spirituel avec cette loi primordiale et transcendante, et que Justice sera faite, que la Justice descendra du ciel.
C’est tristement kantien, en fait. Les exactions de la police locale ne discréditent en rien l’idée de la « véritable » Police, qui arrivera en un jour messianique. La question que le mouvement s’est posée à lui-même semble donc être la suivante : que nous faudrait-il faire pour pousser la Police à agir ? Comment convaincre les magistrats de la Justice que cette crise doit être en tête de leur liste de priorités ? Et nous voici donc, rassemblant et archivant des preuves de violences dont l’empreinte est sur nos corps mêmes, réunissant des doléances et des griefs de toutes parts dans notre enquête sur un État en déroute, sollicitant des politiciens influents du monde entier pour parler en notre nom, dans l’espoir que tout le sang versé sera expié par des poursuites et des sanctions légitimes.
Lorsque la désobéissance civile dégénère en casses matérielles, en émeutes urbaines, en occupations d’aéroports et en grèves générales, mais continue de se heurter à l’indifférence de l’État, l’imagination populaire commence à concevoir des moyens de précipiter la catastrophe ultime, l’arrivée de l’Armée populaire de libération à Hong Kong, un événement que beaucoup espèrent être le déclencheur d’une intervention internationale. Alors la Police ne pourrait plus nous ignorer, n’est-ce pas ?
C’est la théorie du désastre apocalyptique qui commence à circuler sur le forum LIHKG et ailleurs, le délire de « l’effondrement commun », le fantasme du « brûlons tous ensemble » dans lequel les manifestants imaginent la ville engloutie dans l’abîme, attendant que s’abattent les sanctions internationales sur un Parti Communiste devenu fou. Selon ce scénario, s’ensuivrait la propagation des troubles de Hong Kong au continent comme une sorte de variante du printemps arabe, et la Chine, sous la pression du durcissement des embargos commerciaux internationaux, se diviserait et se fracturerait en une multitude de territoires, chacun formellement et juridiquement indépendant (Fujian, Wuhan, Xinjiang), et en un Hong Kong démocratique qui pourrait former un État avec Guangzhou.
Si les conséquences d’une telle évolution restent impensées – par exemple, le fait que ces territoires « autonomes » seraient tout de même dominés par des apparatchiks du parti – cette recherche de perspectives est bienvenue à un certain niveau. Elle représente, avec tous ses défauts, un effort théorique pour imaginer un avenir qui pourrait être complètement différent de celui auquel nous sommes habitués en période de prospérité – un avenir dans lequel notre Internet pourrait être fermé, dans lequel nous devrions travailler ensemble pour assurer la sécurité alimentaire, l’eau et l’électricité, ces questions étant essentielles alors que le monde s’écroule et que la catastrophe écologique se profile dangereusement à l’horizon.
Pour d’autres, la potentielle catastrophe est considérée comme un moyen de redonner à Hong Kong la place qui lui revient parmi les grandes villes du monde, ce qui est explicite dans le slogan le plus populaire de la lutte : « Restaurer la gloire de Hong Kong, la révolution de notre temps ». La « gloire » évoquée dans le slogan est une fantaisie d’une pureté naïve – le Hong Kong du travail acharné, de l’initiative individuelle de l’homme honnête et entrepreneurial, dont la vie n’est pas souillée par les machinations de la corruption politique.
Même si l’on peut parfaitement faire des hypothèses sur un cataclysme commun, pourquoi ne pourrait-on pas également réfléchir à comment créer les bases matérielles pour que chacun et chacune puisse s’épanouir et prospérer ensemble ? Et que pourrait signifier cet « ensemble », qui est-ce que cela inclut, quand toutes les personnes que nous excluons habituellement du tableau – les minorités ethniques et leur descendance de deuxième génération, les travailleurs et travailleuses domestiques immigré·e·s, les nouvelles personnes immigrées de Chine, et les personnes issues de la Chine continentale qui attendent leur droit de résidence – sont impliquées dans l’avenir de la ville ? Pourquoi pensons-nous que ces questions devraient être différées jusqu’à ce qu’un gouvernement soit élu pour les lui adresser, alors qu’il y a tellement d’instances autonomes dans ce combat, qui pourraient servir de prémisses à partir desquelles approfondir ces conversations dès maintenant ?
Après presque trois mois de troubles, quels sont les buts et stratégies – avoués ou implicites – des différents courants à l’intérieur du mouvement ?
Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, l’intention tacite de la lutte à ce stade est de trouver les moyens d’intensifier la situation jusqu’à ce que la « communauté internationale » soit contrainte d’intervenir. Continuer les mobilisations de masse et créer des spectacles touchants et viraux pouvant être diffusés sur les réseaux internationaux – tels que les « chaînes humaines » de manifestant·e·s se donnant la main sur les trottoirs ou, plus récemment, devant les écoles secondaires pendant les grèves étudiantes – maintenir le combat au premier plan de l’attention publique. De manière plus immédiate, nous pensons que l’insubordination continue dans le métro, dans les zones commerciales très fréquentées, dans des endroits comme l’aéroport – avec des manifestant·e·s trouvant de nouveaux moyens de bloquer le trafic arrivant vers l’aéroport, sans enfreindre la loi au sens strict – peut avoir des effets perceptibles sur l’économie, le flux de touristes, l’investissement étranger, et ce genre de choses.
Pendant ce temps, les mesures de contre-surveillance sont devenues des pratiques courantes, parmi lesquelles la destruction des « lampadaires intelligents » équipés de RFID installés dans plusieurs quartiers, et le fait de peindre ou démonter les caméras de vidéo-surveillance avant les grandes manifestations.
Tout ceci indique une compréhension intuitive de ce que le blog Dialectical Delinquents a très bien souligné pendant de nombreuses années (et nous les remercions de leur travail pour esquisser les contours de cette réalité) : Hong Kong est à la tête d’un combat contre la signification du monde. C’est-à-dire qu’il nous semble qu’avec la lente agonie du néolibéralisme périssant sous le poids des révoltes populaires résistant aux aménagements du libre-échange mondialisé, la variante chinoise autoritaire de l’État de surveillance, assortie d’une panoplie de camps d’enfermement et d’institutions à la limite de la légalité, est le seul moyen par lequel le monde tel que nous le connaissons peut être maintenu par la coercition.
Nous ne sommes pas les seules personnes à le percevoir ; il n’y a pas si longtemps, Dialectical Delinquents a présenté une interview avec un cadre de Huawei qui brille par sa franchise 4.
Comme nous l’avions décrit dans notre précédente interview, le Xinjiang est en arrière-fond des pensées de tout le monde, et l’horreur du Xinjiang, accompagnée de l’introduction accélérée de dispositifs de surveillance à travers la ville, donne au combat un parfum prononcé d’apocalypse : il est répété à maintes reprises que si nous ne gagnons pas, nous finirons dans des camps d’internement. Nous sommes en général d’accord avec ça, mais il nous est impératif de reconnaître que nous menons le même « combat à mains nues » [Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?] contre ces dispositifs que d’innombrables rebelles à travers le monde, que la Chine n’est pas le grand Satan dont « le monde libre » pourrait nous délivrer, l’Antéchrist qu’il nous faudrait abattre à tout prix, mais une ombre du futur, une ombre se profilant à l’horizon d’une planète en train de se désintégrer.
Il va sans dire que la Chine est une distraction bienvenue pour le public occidental, offrant à leurs gouvernements l’opportunité de dénoncer les excès chinois, afin d’étaler leur engagement en faveur des « droits de l’Homme » tout en tuant et en enfermant leurs propres populations.
Parlons des tensions et contradictions internes du mouvement. Hors de Hong Kong, nous avons beaucoup entendu parler de manifestant·es affichant le drapeau britannique, chantant le Star-Spangled Banner (hymne national des États-Unis), partageant des memes de Pepe the frog, et utilisant d’autres symboles occidentaux de nationalisme. À quel point est-ce visible sur le terrain à l’intérieur du mouvement ? Y a-t-il eu des oppositions ?
Beaucoup d’entre vous ont du voir les images de l’action ayant eu lieu il y a une semaine, pendant laquelle des gens ont défilé en uniforme complet de black bloc devant l’ambassade américaine, chantant l’hymne américain et encourageant la Maison Blanche à adopter une loi sur Hong Kong aussi rapidement que possible. Cela nous a amené à faire l’observation tragicomique qu’Hong Kong pourrait être le seul endroit dans le monde où des black blocs portent des drapeaux américains 5.
Beaucoup de « porte-drapeaux » dédaignent les critiques qui leurs sont adressées ; ceci est caractéristique de celles et ceux qui soutiennent les appels incessants à la Maison Blanche en général. Quand un camarade des États-Unis est venu nous rendre visite récemment, il s’est approché des porte-drapeaux et n’a pas caché son mépris pour son propre gouvernement. « Fuck the USA ! » était sa brève remarque introductive, avant de parler des meurtres commis quotidiennement par la machine de l’État américain. Un de ces échanges a été immortalisé par la presse étudiante et a circulé sur Facebook pendant quelques heures, engendrant de nombreuses discussions et débats. Beaucoup des commentaires étaient révélateurs : ils étaient dédaigneux envers notre camarade américain en le qualifiant de « variante américaine de la “Left Plastic” 6 » et en l’accusant d’être un ignare. « Pensez-vous sérieusement que nous sommes des patriotes américaines et américains ? Nous sommes juste pragmatiques, et essayons de mobiliser l’aide de quelqu’un qui peut vraiment faire quelque chose pour nous ! ».
Ils et elles ont affirmé que chanter l’hymne américain, agiter le drapeau américain, et déclarer publiquement leur admiration du mode de vie américain ne sont que des appels pragmatiques à la puissante sentimentalité des personnes vraiment patriotes des États-Unis (quelques-uns de ces patriotes ont fait le voyage jusqu’à Hong Kong, comme le fasciste Joey Gibson, qui s’est amusé à prendre des selfies avec des manifestant·e·s insouciant·e·s, trop heureux·ses d’applaudir un vrai Américain excité qui semblait favorable à leur cause.)
Les porte-drapeaux accusent celles et ceux qui les critiquent d’être naïfs parce qu’ils ne comprennent pas que leur message a un double sens. Pour l’anniversaire du 11 septembre, quelques personnes ont appelé à un arrêt de l’activité protestataire dans toute la ville, pour commémorer celles et ceux qui ont perdu la vie le 11/09 – c’est là une autre ruse visant à gagner la sympathie américaine. Aussi intelligentes que pensent être ces personnes qui jouent la comédie avec leur compréhension maligne de la realpolitik, ce sont les dindons de la farce – et, finalement, nous aussi, si nous ne parvenons pas à briser cette fascination permanente pour le simulacre de bras de fer entre les « grandes puissances » du monde.
Beaucoup de camarades occidentaux nous ont demandé à plusieurs reprises si ce sentiment était partagé par une large proportion du mouvement, ou si cette fixation sur l’Occident est un phénomène marginal. Posons les choses ainsi : pour le moment, la défiguration et la profanation de tout ce qui a à voir avec la Chine est centrale – l’insigne gouvernemental est détruit, des drapeaux sont déchirés et jetés à l’eau, les devantures des banques et même des compagnies d’assurance qui portent le nom « Chine » sont recouvertes de tags, les volets de « China Life Insurance » (Assurance vie de Chine) ont récemment été tagués de l’inscription « Je ne veux pas une vie chinazie ». Si une devanture présentant une iconographie américaine visible était attaquée de la même manière (par nous, par exemple), nous pensons qu’il y a de fortes chances que l’on nous arrête.
Nous devons également ajouter que récemment, on ne voit pas seulement les drapeaux américains dans les manifestations, mais aussi les drapeaux des autres Etats « alliés » du G20 – le Canada, l’Allemagne, la France, le Japon, le Royaume-Uni, et consorts – avec également le drapeau de l’Ukraine faisant une apparition regrettable la semaine dernière, probablement parce que le film « Winter On Fire » a été projeté sur des places publiques et que le public ne sait pas vraiment ce que le documentaire omet commodément de mentionner..
Entre-temps, des campagnes ont été menées pour demander au Royaume-Uni d’assumer la responsabilité des orphelins qu’il a abandonnés en délivrant une nouvelle fois des passeports BNO (British National Overseas – pour les ressortissants britanniques à l’étranger) aux citoyens de Hong Kong. Bien que ce passeport n’accorde pas à son titulaire le droit de séjour au Royaume-Uni, ni ne garantisse une protection diplomatique, il semble incarner pour certains l’espoir d’échapper à une ville que beaucoup commencent à considérer comme un piège à rats. « Je préfère être un citoyen de deuxième ou de troisième classe dans un pays occidental plutôt que d’être jeté dans un camp de rééducation idéologique » (commentaire sur un forum en ligne).
Vu sous cet angle, l’agitation de drapeaux occidentaux ressemble moins à une manœuvre stratégique coloniale qu’à un appel désespéré à destination d’un sauveur tout puissant. Il s’agit d’un mélange pernicieux de peur et de naïveté – les deux se nourrissant et se renforçant mutuellement – que nous nous efforçons de combattre. Nos camarades américains nous ont récemment proposé un merveilleux slogan que nous espérons répandre partout : « Chinazi & AmeriKKKa : two countries, one system ».
https://twitter.com/rachel_cheung1/status/1173245623174230019
Quelles institutions et constructions idéologiques ont perdu leur légitimité aux yeux du public au cours des événements ? Lesquelles ont conservé ou gagné en légitimité ? Pouvez-vous décrire la réussite ou l’échec des travaux entrepris pour critiquer ces institutions, ou au moins d’ouvrir le dialogue à leur sujet ?
Comme nous l’avons expliqué dans l’interview précédente, pendant de nombreuses années, on a cru qu’il y avait deux voies dans la lutte sociale : les manifestations pacifiques, civiques et bon enfant accessibles aux mères de famille, aux personnes âgées et aux autres qui ne pouvaient risquer d’être arrêtées, et les combats offensifs sur les lignes de front, qui utilisent diverses pratiques d’action directe. Ces deux stratégies sont toujours là, mais ce qui est sans précédent dans la situation actuelle, c’est que les deux sont illégales : le gouvernement refuse les demandes de manifestations et tout rassemblement est de facto interdit, aussi inoffensif soit-il. Le simple fait d’être physiquement présent sur le lieu d’une réunion illégale ou à proximité constitue déjà un motif d’arrestation et de détention. Lorsque vous êtes assis dans le métro ou dans le bus pour rentrer à la maison, vous ne savez pas si la police anti-émeutes ne va pas prendre d’assaut le véhicule et frapper tout le monde à bord, si les services de renseignement ne vous ont pas dénoncé aux flics ou vous suivent jusqu’à chez vous, si les triades ne seront pas dehors à patrouiller là où vous sortez le soir. Le militantisme fait de vous une cible qui peut être mutilée, torturée et, parfois, tuée par ceux dont les actes sont autorisés légalement au nom de « l’ordre ». Comme le disent clairement les gardiens de la paix, nous sommes des « cafards », des insectes nuisibles à exterminer et à éliminer pour que les affaires puissent continuer comme avant.
De plus, le fait de manifester sa sympathie pour la lutte pourrait très bien vous mettre au chômage si vous travaillez pour une entreprise qui a des liens de longue date avec le marché chinois. Prenons le cas très médiatisé de Cathay Pacific, dont la direction a exigé une liste des membres d’un syndicat qui avaient participé au mouvement ou aidé à divulguer des informations sur les déplacements de la police ; cette compagnie procède actuellement à une purge complète des militants parmi son personnel, aidée par des mouchards carriéristes parmi les travailleurs.
Les profs qui vous ont donné des cours de maths il y a à peine quelques mois pourraient collaborer à votre arrestation ; les directeurs et les chefs de département restent les bras croisés pendant que les brigades anti-émeutes vous capturent, vous et vos amis, devant votre école. C’est la réalité à laquelle les manifestants s’habituent rapidement. En réponse, des réseaux de solidarité se sont rapidement constitués pour faire face à la situation, offrant emploi, logement, transport et repas aux personnes dans le besoin.
Bref : l’avenir, comme horizon planifié et prévisible, un itinéraire de projections réalisables et auxquelles on peut se préparer, s’est effondré, et nous nous retrouvons à consulter, au jour le jour, les cartes dessinées en temps réel par des cartographes bénévoles, nous indiquant les stations à éviter, les routes à contourner, les quartiers qui sont actuellement la cible de gaz lacrymo. La vie quotidienne elle-même devient une série de manœuvres tactiques, chacun devant faire attention à ce qu’il dit au déjeuner dans les cafés et les cantines de peur d’être entendu et dénoncé, expérimentant différentes façons de prendre le métro gratuitement sans être repéré, inventant des langages codés sur la messagerie instantanée ou les réseaux sociaux qui échappent au déchiffrement automatique. Il est tout à fait extraordinaire qu’autant de gens soient prêts à renoncer au confort de la métropole, au plaisir de l’anonymat dans leur vie quotidienne. Il est nécessaire de maintenir la clandestinité par d’autres moyens.
Il est impossible de nier qu’au travers de tout cela, un sens de l’invention et de l’aventure illumine nos vies formatées.
Que faudrait-il pour que le mouvement s’étende à la Chine continentale – si ce n’est par ce mouvement-ci, dans une éventuelle suite ? Ou est-ce que les fondements du mouvement lui-même rendent cela impossible ?
D’une part, ça nous obligerait à nous rendre compte le fait que Hong Kong est dépendant de la Chine pour une grande partie de notre nourriture et de notre eau, ce qui donne à réfléchir. Rien que cet élément devrait rendre évident que toute révolte réussie doit nécessairement impliquer le soutien actif de camarades dans les régions qui entourent Hong Kong. Cet impératif pratique convaincrait plus facilement les gens que des arguments abstraits, car les Hongkongais sont peu intéressés par les discussions théoriques.
Plusieurs membres de notre collectif suggèrent que cette dépendance participe du ressentiment profond de nombreux Hongkongais, d’autant plus qu’elle est la conséquence de magouilles politiques néfastes qui ont vu la disparition progressive d’une grande partie des terres agricoles de Hong Kong dans les territoires du nord-est, qui ont été aménagées pour faire place à des complexes résidentiels privés qui sont souvent soumis à la spéculation étrangère (et continentale), ainsi qu’à l’accord insensé pour l’importation de l’eau avec Guangdong. C’est-à-dire que cette dépendance ne fait que renforcer la volonté d’indépendance et de souveraineté nationale au lieu de l’atténuer.
Une autre étape nécessaire serait d’abandonner le fantasme selon lequel Hong Kong est exceptionnelle, la façon dont les gens imaginent la ville comme un havre de paix libéral à la population cosmopolite, ouverte d’esprit et éprise de liberté, par opposition aux paysans du Nord qui sont des cireurs de pompes grossiers au cerveau lobotomisé. Aussi banal que cela puisse paraître, nous devons vider « l’identité de Hong Kong » de tout contenu positif – toutes ses prétentions de civilisation, d’urbanité et de génie – afin de faire place à l’activité négative de la révolte prolétarienne, qui peut trancher de manière décisive avec le discours tenu par les gouvernements des deux côtés de la frontière pour diviser l’opinion. Il faut dire que chaque fois qu’il y a eu de l’agitation ou un « incident de masse » en Chine au cours de ce mouvement, les gens y ont été très attentifs.
Beaucoup ont également essayé des moyens inventifs de « contrebande » pour transmettre des informations vers le continent, allant même jusqu’à éditer des vidéos sur des sites pornographiques chinois, en les remplaçant par des images de violences policières à Hong Kong. Cela nous rappelle nos anciennes rébellions chinoises de référence, où l’information de propagande circulait grâce à des parchemins cachés dans les brioches et les pâtisseries. Comme nous l’avons mentionné plus haut, il y a ceux qui prônent sans arrêt « l’indépendance » et « l’autonomie » de chaque région de Chine, la balkanisation du pays permise par la chute du Parti Communiste (ce dernier objectif étant la priorité, le premier est considéré comme une simple conséquence positive). Pour d’autres encore, une éventualité plus plausible, si l’on considère que les gens de l’autre côté de la frontière sont des brebis égarées surveillées par un berger tout-puissant, est l’espoir que la souveraineté de Hong Kong soit renforcée par la menace militaire internationale, que sa frontière sera contrôlée afin que notre destin soit dissocié de celui des Chinois.
Démanteler cette matrice idéologique et saper les bases de l’identité culturelle de Hong Kong au profit d’un internationalisme que les gens considèrent avec méfiance est un travail profondément désagréable et impopulaire. A vrai dire, peu d’entre nous savent comment s’y prendre à grande échelle, d’autant plus que tous les canaux d’information sur le continent sont soumis à la censure. Nos amis du continent ont déployé des efforts considérables pour diffuser des informations concernant cette lutte sur internet et les réseaux sociaux, mais ces informations sont souvent rapidement supprimées et leurs comptes bannis.
Vous pouvez imaginer à quel point cette tâche est ardue, d’autant plus qu’elle est urgente – surtout maintenant que les foules commencent à former des chœurs pour chanter un « hymne national de Hong Kong » écrit récemment dans les espaces publics.
Parlez nous des innovations tactiques et techniques qui ont vu le jour au cours des derniers mois, des choses auparavant impossible qu’elles ont permis de réaliser. Imaginez que vous vous adressez à des gens qui, dans le futur, seraient dans une situation similaire à la vôtre.
Dans quelques années, nous regarderons encore en arrière en nous émerveillant devant tout ce que les insurgé·e·s sont parvenu·e·s à accomplir pour répondre aux problématiques auxquel·le·s ils/elles ont été confronté·e·s ces trois derniers mois.
Des adolescents ont été quasiment « reniés » du foyer familial, certains mis à la porte parce qu’ils participaient aux rassemblements et manifestaient malgré l’état d’urgence. Pour répondre à ce phénomène, les gens ont créé un réseau de logements ouverts aux jeunes militant·e·s. Ils pouvaient se reposer et y séjourner temporairement. Pour contrer l’insécurité des transports en commun devenus dangereux pour les manifestants en fuite, des réseaux de covoiturage se sont constitués sur Telegram, pour « aller chercher les enfants à l’école ». Nous avons rencontré des conducteurs âgés qui ne savaient même pas comment fonctionnait Telegram. Guidés par les nouvelles à la radio, ils sillonnaient les routes autour des « points chauds » à la recherche de manifestant·e·s en cavale qui avaient autant besoin de fuir que de se mettre à l’abri.
Comme les jeunes en première ligne n’avaient pas de travail ou pas assez d’argent pour acheter de la nourriture, des salarié·e·s ont préparé des bons de supermarché et des tickets restaurant qu’ils distribuaient aux gens avant les moment de grandes confrontations. Ce phénomène remarquable est souvent détourné par les conservateurs pour insinuer que des puissances étrangères sont derrière cette « révolution de couleur ». D’où vient tout l’argent pour tous ces bons, ces tickets ? Il doit bien y avoir quelqu’un qui finance ça ! Ils n’arrivent pas à imaginer qu’un travailleur soit prêt à retourner ses propres poches pour aider une personne qu’il ne connaît pas.
En réponse aux souffrances, aux traumatismes, aux insomnies provoquées par un contact prolongé aux gaz lacrymogènes et à la violence de la police, qu’ils soient issues d’une expérience en première ligne ou des images diffusées par les médias, des réseaux de soutien ont offert leurs conseils et leurs soins. En réponse au temps dont manquaient les enfants pour faire leurs devoirs parce qu’ils étaient dans la rue toute la nuit, des chaînes offrant des services de tutorat gratuit sont apparues sur Telegram. En réponse au fait que les étudiant·e·s « n’ont pas pu recevoir une éducation » parce qu’ils étaient en grève, les gens ont organisé des séminaires sur divers sujets politiques dans des écoles sympathisantes du mouvement comme dans des espaces publics.
Entre-temps, des gens ont créé des conversations sur Telegram pour discuter de sujets qui pourraient intéresser les manifestants ; nous sommes nous-mêmes en train d’en ouvrir une. Le thème peut être d’ordre technique (comment démonter un distributeur de tickets de métro, comment passer à travers un tourniquet sans payer), historique (récemment nous en avons vu passer un sur la Révolution française), spirituel, d’autodéfense ou d’arts martiaux.
L’ampleur et l’efficacité de ces initiatives sont remarquables. Des groupes affinitaires se forment pour fabriquer des Molotov et les tester dans les forêts. D’autres tissent des liens et apprennent à se faire confiance en jouant à des jeux de guerre dans les bois, en organisant des simulations de tirs croisés avec la police. Des dojos d’arts martiaux impromptus se forment dans les parcs et sur les toits. Dites ce que vous voulez des gens de cette ville, mais ils ont indéniablement une extraordinaire capacité à résoudre des problèmes techniques en toute simplicité.
La lutte a joué un rôle formateur pour tout ceux qui y ont pris part. Cette formation phénoménologique s’est opérée à travers la toute nouvelle signification que la ville a acquise pour ses habitants au cours du processus insurrectionnel – chaque rue, chaque quartier de chaque ville a révélé son aspect stratégique. Vous devez savoir quelles sont les zones fréquentées par les triades (les mafias chinoises) ; un angle mort ou une impasse peut être fatal, en admettant que vous soyez parvenu à sortir indemne de la manifestation. Au cours des derniers mois, nous avons été amenés à fréquenter des quartiers qui nous étaient jusqu’alors complètement inconnus. Même les rues de notre enfance nous deviennent étrangères lorsque l’on fuit les brigades anti-émeute. De même, dans les fils de discussion, ces quartiers sont passés au crible par ceux qui y travaillent ou les connaissent bien, et nous en livrent une description que nous n’aurions pas pu imaginer. Pour cela, les cartes en temps réel, qui indiquent les zones dangereuses et leurs échappatoires, constituent un travail extraordinaire. Elles témoignent de l’apport psychogéographique et cartographique issu de ces trois derniers mois, et de leur inestimable valeur pour cette lutte et celles à venir.
Bien sûr, il n’est pas seulement question de ceux qui descendent dans la rue ; nombreux sont ceux qui, même dans notre collectif, pour diverses raisons, préfèrent ne pas être présents lors des affrontements. Les contributions indispensables de ceux qui dessinent les cartes, fournissent des informations en temps réel, vérifient inlassablement l’exactitude de données qui affluent en continu d’innombrables sources, ont permis d’assurer la sécurité des militant·es et de faire barrage aux fake news (sur les fils de conversations, de fausses informations sont régulièrement diffusées par des utilisateurs dont nous ne comprenons pas l’objectif). Le fait que les gens prennent le temps de débattre collectivement dans un esprit de camaraderie des points stratégiques les plus subtils sur Telegram et les divers fils de discussion, malgré l’épuisement des affrontements urbains, est particulièrement évocateur. C’est typiquement ce qui permet de concrétiser les actions planifiées, qu’il s’agisse de la fermeture d’une ligne de métro, d’une route ralliant l’aéroport ou de l’aéroport lui-même, bien que dans le cas de la ligne de métro par exemple, les premières tentatives soient restées infructueuses. La volonté d’atteindre des objectifs doit s’accompagner de celle, collective, de créer les moyens de communication nécessaires à leur réalisation.
Comment les soutiens extérieurs peuvent-ils venir en aide aux prévenus et aux prisonniers, particulièrement ceux qui se revendiquent de la mouvance libertaire ? Comment aimeriez-vous voir s’exprimer la solidarité des gens dans le monde ?
Dans les jours à venir, nous dévoilerons des informations sur une action de solidarité que nous coordonnons avec des soutiens partout dans le monde. Restez connecté·e·s !
De plus, il serait pertinent et utile que vous produisiez vos propres contenus concernant la Chine et le développement croissant des techniques de surveillance dans le monde, situation historique à laquelle nous sommes tou·te·s confronté·e·s. Nous ne pouvons pas laisser le récit de cette lutte se restreindre à la dénonciation moralisatrice du Parti Communiste. Le Parti mérite tout notre mépris, mais n’allons pas croire que la Chine est le cœur du problème. Ce remake grotesque de la guerre froide et son absurde division des citoyens entre le « monde libre » et les sentinelles de 1984 ne doit pas nous détourner des exigences de notre époque : hâter la ruine de tout ce qui nous sépare encore de la vie qui nous attend.
Diffusons l’esprit de la dérision prolétarienne. Rions dans toutes les langues que nous connaissons !
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Une grenade-éponge (sponge grenade) est comme une balle de caoutchouc, mais 20 fois plus large, et elle est dotée d’une éponge en polystyrène au lieu de caoutchouc. ↩
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Les Triades sont les membres d’une Mafia impliquée dans le racket organisé qui existent depuis longtemps à Hong Kong et en Chine Continentale. Leur généalogie remonte jusqu’aux sociétés secrètes qui se sont opposées à la dynastie Qing pendant la période impériale, c’est un cas d’école sur la façon dont les organisations révolutionnaires se font récupérer. ↩
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Dans la loi hongkongaise, les patrons ne sont tenus de donner à leurs employés qu’un jour de congé par semaine et nombre d’entre eux trouvent le moyen de contourner cette loi. ↩
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Vous pouvez consulter l’interview ici, ainsi que de nombreux autres exemples des vastes réseaux de contrôle de la Chine que le gestionnaire de ce site a rassemblés au cours de nombreuses années de labeur. ↩
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Note de l’éditeur : malheureusement, ce n’est pas vrai. En Allemagne, point de départ de la tactique du black bloc, les radicaux de gauche « anti-deutsch » (« anti-allemands ») sont réputés depuis longtemps pour avoir défilé avec des drapeaux américains, souvent dans des formations du black bloc. La stupidité qui consiste à chercher le salut d’un Empire dans les bras d’un autre ne connaît pas de frontières – et le militantisme à lui seul en est la preuve. ↩
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un terme insultant pour des gauchistes à l’ancienne, expliqué dans notre interview précédente ↩