La menace sur le Rojava

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Un anarchiste en Syrie parle de la vraie signification du retrait des troupes par Trump

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À la suite de l’annonce surprise faite par Donald Trump du retrait de ses troupes en Syrie, nous avons reçu le message suivant d’un anarchiste au Rojava, nous expliquant ce que cela signifiait pour la région et quels étaient les enjeux à l’échelle mondiale. Pour plus de contexte, vous pouvez lire nos articles précédents (en anglais) : « Comprendre la résistance kurde » et « Il ne s’agit pas d’une lutte pour mourir en martyr, mais pour rester en vie ».


J’écris depuis le Rojava. Soyons francs : je n’ai pas grandi ici et je n’ai pas accès à toutes les informations dont j’aurais besoin pour vous dire avec certitude ce qu’il va se passer maintenant dans cette partie du monde. J’écris parce qu’il est urgent que vous entendiez des gens en Syrie du Nord vous dire ce que le « retrait des troupes » de Trump signifie vraiment pour nous – et qu’on ne sait pas trop combien de temps il nous reste pour en parler. Je m’attelle à cette tâche avec toute l’humilité dont je peux faire preuve.

Je n’appartiens formellement à aucun groupe présent ici. Cela me permet de parler librement, mais je dois insister sur le fait que mon point de vue ne représente aucune position institutionnelle. Dans le pire des cas, cela devrait être utile comme document historique indiquant comment certaines personnes percevaient la situation, ici et en ce moment, au cas où il deviendrait impossible de nous le demander plus tard.

La décision de Trump de retirer ses troupes de Syrie n’est ni « anti-guerre », ni « anti-impérialiste ». Elle ne mettra pas fin au conflit syrien. Au contraire, Trump donne en pratique le feu vert au président turc Tayyip Erdoğan pour envahir le Rojava et procéder à un nettoyage ethnique du peuple qui s’est le plus battu et le plus sacrifié pour stopper l’ascension de l’État Islamique (ISIS). C’est un arrangement entre hommes de pouvoir pour éradiquer l’expérience sociale du Rojava et consolider les politiques nationalistes et autoritaires de Washington, à Istanbul et Kobane. Trump a l’intention de laisser à Israël le projet en apparence le plus libéral et démocratique de tout le Moyen-Orient, fermant la porte aux opportunités que la révolution au Rojava avait ouverte dans cette partie du monde.

Tout cela se fera à un coût terrible. Aussi sanglante et tragique que la guerre civile en Syrie a déjà pu être, cela pourrait mener, non pas à un simple nouveau chapitre du conflit, mais bien à une suite.

Ce n’est pas une question d’où les troupes US sont stationnées. Les deux mille soldats US en jeu ici sont une goutte d’eau en terme de nombre de combattants armés en Syrie aujourd’hui. Ils n’étaient pas présents sur la ligne de front comme l’était l’armée américaine en Irak.1 Le retrait de ces troupes n’est pas la chose importante ici. Ce qui importe est que l’annonce de Trump est un message pour Erdoğan lui signalant qu’il n’y aurait aucune conséquence si l’État turc envahissait le Rojava.

Il y a beaucoup de confusion à ce sujet, lorsque des activistes supposément pacifistes et « anti-impérialistes » comme Medea Benjamin soutiennent la décision de Donald Trump, apposant joyeusement un tampon « Paix » sur un bain de sang imminent et expliquant aux futures victimes qu’elles auraient dû s’y attendre. Cela n’a aucun sens de reprocher aux gens ici, au Rojava, d’avoir dépendu des Etats-Unis quand ni Medea Benjamin, ni personne comme elle n’a rien fait pour leur procurer aucune autre forme d’alternative.

Même si les autoritaristes, quel que soit le drapeau qu’ils saluent, cherchent à brouiller les pistes, donner à un membre de l’OTAN le feu vert pour envahir la Syrie est bien « pro-guerre » et « impérialiste ». En tant qu’anarchiste, mon objectif n’est pas de dire ce que l’armée américaine devrait faire. Il est de traiter de comment la politique de l’armée américaine affecte les gens ici et comment nous devrions réagir. Les anarchistes visent l’abolition de tous les gouvernements étatiques et la démobilisation de toutes armées étatiques au profit de formes horizontales et volontaires d’organisation ; mais, lorsque nous nous organisons en soutien de populations spécifiques comme celles qui subissent la violence d’ISIS et des différents acteurs étatiques de la région, nous rencontrons souvent des dilemmes cornéliens comme ceux que j’expose plus loin.

Le pire scénario maintenant serait que l’Armée Syrienne Libre (ASL), supportée par la Turquie, avec l’aide de l’armée turque elle-même, envahisse le Rojava et y réalise un nettoyage ethnique à un niveau que vous ne pouvez probablement pas imaginer. C’est ce qu’elles ont déjà fait, à une plus petite échelle, à Afrin. Au Rojava, cela prendrait des proportions historiques. Cela pourrait ressembler à la Nakba palestienne ou au génocide arménien.

Je vais essayer d’expliquer pourquoi tout cela arrive, pourquoi vous devriez vous en soucier, et ce que nous pouvons faire ensemble à ce propos.

Pour comprendre ce que Trump et Erdoğan sont en train de faire, vous devez comprendre la situation d’un point de vue géographique. Ce site est utile pour se tenir à jour des changements géographiques dans la guerre civile syrienne.

Avant tout : à propos de l’expérience au Rojava

Le système au Rojava n’est pas parfait. Ce texte n’est pas le bon endroit pour laver mon linge sale, mais il y a de nombreux problèmes. Je ne vis pas le genre d’expérience qu’a connu ici Paul Z. Simmons il y a quelques années, quand sa visite au Rojava lui avait donné l’impression que tout y était possible. De nombreuses années de guerre et de militarisation ont laissé des marques qui ont pris le pas sur les aspects les plus enthousiasmants de la révolution ici. Néanmoins, ces gens sont en grand danger à l’heure actuelle et la société qu’ils ont bâtie vaut la peine d’être défendue.

Ce qui se passe en Rojava n’est pas l’anarchie. Pour autant, les femmes jouent un rôle majeur dans la société ; une liberté basique de religion et de langage est respectée ; une population diverse ethniquement, religieusement et linguistiquement coexiste sans signes majeurs de conflits ou de nettoyage ethnique ; c’est très militarisé, mais ce n’est pas un état policier ; il n’y a ni famine, ni précarité alimentaire de masse ; les forces armées ne commettent pas des atrocités massives. Chaque faction dans cette guerre a du sang sur les mains, mais les Unités de Protection du Peuple (YPG/YPJ) se sont conduites de manière bien plus responsable que n’importe quel autre camp. Elles ont sauvé un nombre incalculable de vies – pas seulement kurdes – au Sinjar et en d’autres lieux. En considérant les conditions impossibles et la quantité incroyable de violence que les gens ont subies de la part de chaque camp en présence, c’est un exploit extraordinaire. Tout ceci contraste clairement avec ce qui se passera si l’état Turc envahit la région, sachant que Trump lui en a donné le feu vert en échange de la conclusion d’une vente massive de missiles.

Je ne pense pas avoir besoin de dire que je ne suis pas pour perpétuer une « guerre contre le terrorisme » sans fin à la George Bush, encore moins de participer à une forme de « choc des civilisations » entre l’Islam et l’Occident que fantasment les bigots et les fondamentalistes des deux camps. Au contraire, c’est très exactement ce que je cherche à éviter ici. La plupart des gens que Daesh (ISIS) a tué ici sont musulmans, la plupart des gens qui sont morts en combattant Daesh sont musulmans. A Hajin, où j’étais stationné et où se trouve le dernier bastion d’ISIS, un des internationaux qui a le plus longtemps combattu Daesh est un musulman pratiquant – sans parler des combattants arabes de Deir Ezor, dont la plupart sont probablement eux-aussi musulmans.

Les factions

Par besoin de concision, je vais simplifier à l’extrême et dire qu’il y a en gros, aujourd’hui, cinq factions dans la guerre civile syrienne : les loyalistes, les Turcs, les djihadistes, les Kurdes,2 et les rebelles.3 En conclusion de ce texte, je fournis un appendice qui développe les narratifs caractéristiques de chacun de ces camps.

Chacun d’entre eux a sa manière de se positionner par rapport aux autres. Je liste ici les relations de chaque groupe avec tous les autres, de celui considéré comme l’allié le plus proche à celui considéré comme le pire ennemi :

  • Loyalistes : Kurdes, Turcs, djihadistes, rebelles.
  • Rebelles : Turcs, djihadistes, Kurdes, loyalistes.
  • Turcs : rebelles, djihadistes, loyalistes, Kurdes.
  • Kurdes : loyalistes, rebelles, Turcs, djihadistes.
  • Djihadistes : rebelles, Turcs, Kurdes, loyalistes.

Cela peut être utile pour mieux distinguer quels groupes pourraient être capables de faire des compromis et lesquels sont irréversiblement en guerre. Je le précise encore : je généralise vraiment beaucoup.

Soyons clairs : chaque groupe est motivé par un narratif qui contient au moins quelques bribes de vérité. Par exemple, sur la question de qui est responsable de l’ascension d’ISIS, il est vrai que les USA ont « préparé le terrain » pour ISIS avec l’invasion et l’occupation de l’Irak et son dénouement dramatique (narratif loyaliste) ; il est vrai aussi que l’État Turc a tactiquement et parfois ouvertement collaboré avec ISIS parce qu’il affrontait l’adversaire principal de l’État Turc (narratif kurde) et que la réaction brutale d’Assad au Printemps Arabe a contribué à une escalade de la violence dans un cercle vicieux dont l’ascension de Daesh est le point culminant (narratif rebelle). Et même si j’ai moins de sympathie pour le point de vue des djihadistes et de l’État Turc, il est certain que tant que le bien-être des arabes sunnites en Irak et en Syrie n’est pas assuré par un accord politique, les djihadistes continueront de se battre, et que tant qu’aucune forme d’accord n’est conclue entre l’État Turc et le PKK, la Turquie va continuer de chercher à éradiquer les formations politiques kurdes, sans hésiter à recourir au génocide.

L’on dit que les kurdes « sont des citoyens de seconde zone en Syrie, de troisième zone en Iran, de quatrième zone en Irak, et de cinquième zone en Turquie ». Ce n’est pas un hasard si, quand des officiels Turcs comme le ministre des affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu listent les « groupes terroristes » qui les inquiètent le plus dans la région, ils placent les YPG avant ISIS. Peut-être que cela peut aider à expliquer la réaction prudente de bien des Kurdes envers à la révolution Syrienne : d’un point de vue kurde, un changement de régime en Syrie effectué par des djihadistes soutenus par la Turquie sans changement de régime en Turquie pourrait être pire que pas de changement de régime en Syrie du tout.

Je ne vais pas refaire toute la chronologie, depuis les Sumériens antiques jusqu’au commencement de la guerre du PKK en Turquie, puis à l’invasion de l’Irak en 2003, les Printemps Arabes et l’ascension d’ISIS. Passons tout ça pour aller directement à l’annonce de Trump le 19 décembre : « ISIS est vaincu en Syrie, c’était ma seule raison pour être là pendant la présidence Trump ».

ISIS a-t’il été vaincu ? Et par qui ?

Qu’on soit clair : Daesh n’a pas été vaincu en Syrie. Il y a à peine quelques jours, profitant d’un beau ciel bleu et dégagé, ils ont tenté un tir sur notre position avec un lance-missiles et ont raté leur coup d’à peine une centaine de yards.

C’est vrai que leur territoire est seulement une fraction de ce qu’il a pu être. En même temps, d’après toutes les sources disponibles, ils ont toujours des milliers de combattants, beaucoup d’artillerie lourde, et probablement une bonne part de ce qu’il reste de leur domination sur la poche de Hajin de la vallée de l’Euphrate et sur les déserts environnants, entre Hajin et la frontière Irakienne. En plus de ça, les combattants d’ISIS ont une grande expérience et un large éventail de stratégies défensives sophistiquées – et ils sont parfaitement déterminés à mourir pour causer des dommages à leurs ennemis.

S’il est vrai que le territoire d’ISIS a été drastiquement réduit, Trump profère un mensonge éhonté quand il essaye de s’en créditer. L’exploit qu’il prétend sien est très majoritairement le travail des gens dont il signe l’arrêt de mort en les laissant aux mains de la Turquie.

Sous Obama, le Département de la Défense et la CIA ont poursuivit des stratégies dramatiquement différentes quant au soulèvement en Syrie et à la guerre civile qui s’en suivit. La CIA s’est concentrée sur le reversement d’Assad, usant de tous les moyens possibles, à tel point que des armes et de l’argent fournis par ses soins se sont retrouvés dans les mains d’al-Nusra, d’ISIS, et d’autres. A l’inverse, le Pentagone s’est plus focalisé sur la destruction d’ISIS, et, par conséquent, a commencé à se concentrer sur le soutien des Unités de Protection du Peuple (YPG/YPJ), majoritairement Kurdes, pendant la défense de Kobane en 2014.

En tant qu’anarchiste qui souhaite l’abolition complète de tout gouvernement, je n’ai aucun amour pour le Pentagone, ni pour la CIA, mais si je dois juger ces deux approches au regard de leurs objectifs affichés, la tactique du Pentagone a plutôt bien marché, alors que celle de la CIA a été un désastre total. De ce point de vue, on peut dire que le gouvernement Obama a à la fois contribué à la croissance d’ISIS et à sa suppression. Trump, de son côté, n’a fait ni l’un ni l’autre, excepté à travers l’effet de l’espèce de nationalisme islamophobe qu’il promeut, qui aide par symétrie au développement d’un fondamentalisme islamique.

Jusqu’à Décembre, Trump a maintenu la stratégie du Pentagone héritée du gouvernement Obama. Il y a eu des signes d’extension des objectifs initiaux de la mission de la part du Conseiller à la Sécurité Nationale US John R. Bolton et du Secrétaire d’Etat Mike Pompeo, qui espèrent au final saper les ressources de l’Iran et sa capacité à fournir du pétrole à la Chine. Dans cette mesure – et pas plus – je comprends les préoccupations des pseudo-pacifistes « anti-impérialistes » : une guerre avec l’Iran serait un cauchemar de l’ordre de la catastrophe provoquée par la guerre en Irak. Donc, oui, dans la mesure où les YPG et YPJ ont été forcées de se coordonner avec l’armée US, ces dernières travaillaient avec des personnages peu recommandables dont les motivations étaient très différentes des leurs.

Pour résumer, ce qui a amené à la quasi-totale reconquête du territoire auparavant occupé par ISIS n’est pas sorcier. C’est la combinaison d’une force terrestre courageuse et efficace et d’un support aérien. Dans cette sorte de guerre de territoire conventionnelle, il est très difficile pour une force terrestre sans soutien aérien de battre une force terrestre qui dispose d’un tel soutien, et ce, peu importe si la première se bat avec vaillance et acharnement. Dans certaines parties de la Syrie, il s’agissait de l’YPG/YPJ au sol supportée par l’armée US dans les airs. Ailleurs en Syrie, on peut dire qu’ISIS a été repoussé par une coordination du support aérien russe et de l’armée loyaliste (SAA) combattant aux côtés des milices supportées par l’Iran.

Interventions extérieures

Il aurait été extrêmement difficile de reprendre ce territoire à ISIS par n’importe quel autre moyen. La coopération de l’YPG/YPJ avec l’armée US reste controversée, mais le fait est que chaque camp dans le conflit syrien a été renforcé et soutenu par des puissances extérieures plus importantes, sans lesquelles il se serait effondré.

Les gens utilisant les narratifs Turcs, loyalistes et djihadistes soulignent souvent que Kobane serait tombée et que l’YPG/YPJ n’aurait jamais été capable de reprendre la Syrie de l’Est sans le soutien aérien US. De la même manière, le régime syrien et le gouvernement d’Assad étaient très proches de l’effondrement militaire en 2015, au moment où la Turquie a très obligeamment abattu un avion russe et où Poutine a décidé que la Russie allait soutenir le régime d’Assad à tout prix. Les rebelles, de leur côté, n’auraient jamais pu ne serait-ce qu’espérer renverser Assad par des moyens militaires sans un soutien massif du gouvernement Turc, des États du Golfe, des services secrets US, et probablement d’Israël à un certain degré, même si les détails sont flous de là où je me trouve.

Et les djihadistes – Daesh, al-Nusra, al-Qaeda et les autres – n’auraient jamais pu prendre le contrôle de la moitié de l’Irak et de la Syrie si les américains n’avaient pas été assez inconscients pour laisser aux mains du gouvernement irakien du matériel militaire ultra-moderne permettant d’équiper toute une armée, équipement lui-même abandonné par l’Irak. Ils ont également été aidés par la captation d’une quantité effroyable de ressources fournies par les soutiens étrangers (déjà mentionnés) des rebelles. Aidés, aussi, par le fait que la Turquie a laissé ses aéroports et ses frontières ouverts aux djihadistes du monde entier souhaitant rejoindre Daesh. Ils semblent aussi avoir reçu un soutien financier, sous une forme ou une autre, de la part des États du Golfe, que ce soit formellement ou à travers des moyens détournés.

L’État Turc a son propre agenda. Il n’est, en aucune manière, un satellite des États-Unis. Mais, au final, il reste un membre de l’OTAN et il peut compter sur un soutien à 100% du gouvernement américain – comme l’illustre la vente de missiles US à la Turquie faite quelques jours avant le tweet annonçant le retrait des troupes.

Sous cet angle, on peut comprendre pourquoi l’YPG/YPJ a choisi de coopérer avec l’armée US. Je ne cherche pas à défendre cette décision, mais à montrer que dans les circonstances, c’était la seule alternative concrète à l’annihilation. En même temps, il est clair que cette stratégie n’a pas apporté la sécurité aux gens du Rojava. Même si l’on met de côté les préoccupations éthiques, c’est un problème que de dépendre des États-Unis – ou de la France, de la Russie, de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, ou de n’importe quel gouvernement d’état avec son propre agenda étatique. En tant qu’anarchistes, nous devons nous pencher très sérieusement sur la question de savoir comment nous pouvons proposer d’autres alternatives pour les gens pris dans des zones de conflit. Y a-t-il une forme quelconque de coordination internationale horizontale et décentralisée qui pourrait résoudre les problèmes qui se posaient aux gens du Rojava, de telle manière qu’ils n’auraient pas eu à dépendre de l’armée US ? Si nous ne trouvons pas de réponse à cette question en regardant la Syrie de 2013-2018, y a-t-il quelque chose que nous aurions pu faire au préalable ? Ce sont des questions extrêmement pressantes.

Personne ne devrait oublier qu’ISIS n’a été réduit à son état actuel de faiblesse relative que par un mouvement de résistance populaire multi-ethnique et radicalement démocratique, qui a impliqué dans le même temps des volontaires internationaux venus des quatre coins du monde. Devant l’ordre de Trump d’abandonner et de trahir la lutte contre ISIS, toute personne sincère qui voudrait réellement mettre un terme à l’expansion du terrorisme des groupes fondamentalistes apocalyptiques comme ISIS ou ses successeurs immédiats devrait arrêter de compter sur l’État et concentrer l’ensemble de ses ressources dans le soutien direct à des mouvements multi-ethniques, décentralisés et égalitaires. Il devient de plus en plus clair que ce sont nos seuls espoirs.

Que signifie le retrait des troupes ?

Je ne suis pas surpris que Trump et les américains « trahissent un allié » – je ne pense pas que qui que ce soit ici s’imaginait un instant que Trump ou le Pentagone comptait soutenir le projet politique du Rojava. Avec le recul, il était assez clair qu’une fois ISIS vaincu, les États-Unis laisseraient le Rojava à la merci de l’armée Turque. C’est l’une des raisons pour lesquelles les forces de l’YPG/YPJ ont traîné les pieds pour extirper ISIS de ses dernières places fortes.

Néanmoins, on peut être surpris et perplexe devant le fait que Trump s’empresse d’abandonner la tête de pont que les États-Unis ont réussi à établir dans la Russosphère – et que l’état-major des armées US le laisse faire. En terme de maintien de l’hégémonie militaire américaine dans le monde, cette décision n’a absolument aucun sens. C’est un cadeau gratuit fait à Poutine, Erdoğan et ISIS, qui pourrait en profiter pour se régénérer dans la région, peut-être, comme nous le verrons, sous une nouvelle forme.

Au passage, le retrait des troupes en Syrie ne veut pas forcément dire que le conflit avec l’Iran n’est plus à l’ordre du jour. Au contraire, certains faucons au sein du gouvernement américain pourraient le voir comme une étape vers la consolidation d’une position à partir de laquelle un tel conflit pourrait être possible.

Peu importe comment vous la regardez, cette décision de Trump est une nouvelle importante. Elle indique que le deep state américain n’a plus de pouvoir sur la politique étrangère de Trump. Ceci suggère que le projet néolibéral américain est mort et enterré, ou qu’au moins certains éléments de la classe dirigeante américaine le considèrent comme tel. Cela implique aussi un futur dans lequel des autocrates ethno-nationalistes comme Erdoğan, Trump, Assad, Bolsonaro et Poutine seront aux commandes dans le monde entier, coopérant les uns avec les autres pour maintenir leur pouvoir sur leurs domaines privés respectifs.

Dans ce cas, toute l’ère de l’hégémonie militaire américaine post-Guerre froide est terminée, et nous entrons dans un âge multipolaire dans lequel des tyrans vont régner sur des ethno-états autoritaires balkanisés : pensez à l’Europe avant la Première Guerre Mondiale. Les libéraux et néoconservateurs qui préféraient l’hégémonie militaire américaine portent le deuil d’une époque qui a été un cauchemar sanglant pour des millions de personnes. Les gauchistes (et anarchistes?) qui s’imaginent qu’une telle transition pourrait être une bonne nouvelle sont des idiots qui affrontent l’ennemi d’hier dans une guerre tardive, incapables de reconnaître les nouveaux cauchemars qui se mettent en place autour d’eux. La coalition rouge/brune de facto entre socialistes autoritaires et fascistes qui célèbrent l’arrivée de ce nouvel âge nous précipite à tombeau ouvert dans un tout nouveau monde dans lequel de plus en plus de régions du monde vont ressembler aux pires images de la guerre civile syrienne.

Et, depuis le point d’observation où je me trouve, ici et maintenant, ceci n’est pas dit à la légère.

Que va-t’il se passer ensuite ?

Malheureusement, en Turquie, le mouvement kurde et la gauche ont été décimés au cours des dernières années. Je serais très surpris s’il y avait quelque forme de soulèvement que ce soit en Turquie, peu importe ce qu’il arrive au Rojava. Ne ne devrions pas nous autoriser à espérer qu’une invasion turque ici déclencherait une insurrection au Kurdistan du Nord.

Sauf évènement réellement inattendu, il y a grossièrement deux issues possibles maintenant.

Premier scénario

Dans le premier scénario, l’Union des Démocrates (PYD) arrive à une sorte d’accord avec le régime d’Assad, avec probablement des conditions moins favorables que ce qui était possible avant l’invasion turque d’Afrin ; les deux camps feraient probablement des concessions jusqu’à un certain degré et accepteraient de se battre dans le même camp en cas d’invasion turque. Si la Russie appose sa signature, cela pourrait suffire à empêcher qu’ait lieu l’invasion. Soit les YPG/YPJ, soit le SAA nettoieraient la poche d’Afrin, et la guerre serait basiquement terminée, à l’exception d’Idlib.

Jusqu’à maintenant, le régime d’Assad et les principales formations kurdes ont été extrêmement durs en négociation, mais peut-être que la menace qui plane à la fois sur le Rojava et le régime d’Assad sera assez extrême pour qu’ils choisissent cette option. Il est possible que ce soit l’un des objectifs des menaces turques, ou même du retrait des troupes de Trump : obliger le Rojava à céder leur autonomie militaire au régime d’Assad.

Le YPG, le PYD et les autres ne sont pas dans une bonne position pour négocier à l’heure actuelle, mais au moins le régime sait qu’il peut négocier avec eux, alors que si la Syrie du Nord devait être occupée par des djihadistes soutenus par la Turquie et des pillards du même ordre, il serait difficile de savoir ce qui arriverait ensuite. Le Rojava possède quelques-uns des meilleurs terrains agricoles syriens au nord, et des puits de pétrole au sud.

Je ne peux que spéculer sur ce que seraient les termes de cet accord hypothétique. Il y a beaucoup de spéculation en ligne : les kurdes pourraient obtenir la régularisation de leur citoyenneté, des droits pour leur langue, la prise en compte des années passées dans le YPG comme un service militaire, ce qui permettrait aux soldats qui ont combattu ISIS de retourner à la vie civile plutôt que d’être conscrits dans la SAA, une forme quelconque d’autonomie politique limitée, ou quelque chose du genre. En retour, le YPG et ses alliés auraient essentiellement à céder au régime le contrôle politique et militaire des zones du Syrian Defense Front.

Est-ce que l’on peut faire confiance au régime d’Assad pour respecter les accords ainsi passés une fois obtenu le contrôle de la région ? Probablement pas.

Pour être clair, il est facile, de ma part, de parler théoriquement du régime d’Assad comme du moindre de deux maux. Je suis informé de nombre d’atrocités commises par le régime, mais je n’en ai pas fait l’expérience moi-même, et je ne suis pas dans l’endroit de Syrie où ils ont fait les pires choses, donc j’entends plus fréquemment les histoires des locaux sur Daesh et les autres djihadistes, sans parler de la Turquie. Il y a très certainement d’autres endroits de Syrie où les gens envisagent le retour du pouvoir d’Assad avec la même horreur que celle qui est ressentie ici à propos d’ISIS et de l’armée Turque.

Dans tous les cas, il y a quelques signes que ce premier scénario pourrait tout de même être possible. Le régime a envoyé des troupes à Manbij, l’une des lignes de front où, à l’heure actuelle, les troupes turques et les TFSA se rassemblent massivement. Il y a des rencontres entre le PYD et le régime ainsi qu’avec les russes. Une négociation avec l’Egypte comme intermédiaire est prévue pour bientôt. Ce premier scénario ne débouche pas sur un ensemble d’options très attirant. Ce n’est pas ce pourquoi Jordan Mactaggartt ou les milliers de syriens qui ont combattu et sont morts au sein de l’YPG/YPJ ont donné leur vie. Mais il est préférable au second scénario…

Second scénario

Dans le second scénario, le régime d’Assad envoie ses troupes avec la Turquie plutôt qu’avec l’YPG. Dans ce cas, l’armée turque et les forces qui lui sont affiliées envahira le Nord pendant que le régime envahira par le Sud et l’Ouest. L’YPG se battra jusqu’à la mort, rue par rue, bloc par bloc, dans une tempête de feu rappelant le ghetto de Varsovie ou la Commune de Paris, utilisant toutes les tactiques défensives acquises en combattant contre ISIS. Un grand nombre de personnes vont mourir. A un moment, le régime d’Assad et la Turquie établiront une ligne quelconque entre leurs zones de contrôle. Dans les temps à venir, il y aura en Syrie du Nord une sorte d’État croupion turc-djihadiste du Chef-de-guerre-istan.

Les minorités survivantes kurdes, assyriennes, arméniennes, chrétiennes ou autres seront expulsées, nettoyées ethniquement ou terrorisées. Les TFSA et les milices qui leurs sont liées vont probablement piller tout ce sur quoi ils pourront mettre la main. Sur le long terme, la Turquie va probablement se débarrasser des réfugiés syriens actuellement présents en Turquie dans ces zones occupées, provoquant des changements démographiques irréversibles dans la région, qui pourraient déboucher sur de nouveaux conflits ethniques.

Nous ne devrions croire en aucune façon les assurances fournies par l’État turc ou ses soutiens que ce ne sera pas le résultat de leur invasion, puisque c’est exactement ainsi qu’ils se sont comportés à Afrin et qu’il n’y a aucune raison pour qu’ils se comportent autrement au Rojava. Pour rappel : pour la Turquie, les YPG/YPJ sont l’ennemis numéro un en Syrie.

Parlons maintenant de Daesh. Malgré la menace imminente d’une invasion, les SDF sont toujours en train de nettoyer la poche de Hajin de la présence d’ISIS. S’il n’y avait pas cette bouée de sauvetage que la Turquie leur lance en menaçant d’envahir le Rojava, Daesh serait condamné, puisqu’ils sont encerclés par les SDF, la SAA et l’armée Irakienne. Je me répète : Trump donnant à la Turquie le feu vert pour envahir le Rojava est pratiquement la seule chose qui peut sauver ISIS.

Trump a déclaré à plusieurs reprises que la Turquie promet d’achever ISIS. Pour croire à ce mensonge, il faut être ignorant politiquement, oui – mais aussi, il faut être incapable de lire une carte. Malheureusement, cela décrit assez bien les supporters de Trump.

Même si le gouvernement turc avait la moindre intention de combattre Daesh en Syrie – ce dont on peut fortement douter, vu comment la Turquie a facilité son envol – pour atteindre Hajin et la vallée de l’Euphrate, il faudrait que la Turquie roule à travers tout le Rojava. Il n’y a pas d’autres moyens pour se rendre à Hajin. Si vous ne connaissez pas bien la région, regardez une carte et vous verrez ce que je veux dire.

Le régime d’Assad tient les positions de l’autre côté de la vallée de l’Euphrate, faisant face à la fois aux SDF et à Daesh, et pourrait éventuellement nettoyer les derniers bastions d’ISIS. En ce qui me concerne, je préférerais voir ce dernier mener ces opérations pour y parvenir plutôt que de voir l’YPG prendre trop de risques et s’épuiser en continuant à subir de lourdes pertes. Mais ce qui est sûr, ici, c’est que quand Trump dit « la Turquie va achever ISIS ! », il envoie un message évident aux tenants de la ligne dure en Turquie, les informant qu’ils peuvent attaquer le Rojava et qu’il ne fera rien pour les arrêter. Cela n’a rien à voir avec ISIS et tout à voir avec un nettoyage ethnique au Rojava.

A la limite, même si les forces d’Assad s’allient avec le gouvernement turc, nous pouvons espérer que les forces du régime achèvent tout de même ISIS. Si la Turquie a le champ libre et fait ce que Trump prétend qu’elle fera, à savoir se tailler un passage à travers le Rojava pour aller à Hajin, ils vont probablement donner aux combattants de Daesh un moyen sûr de s’exfiltrer, des vêtements propres, trois repas par jour, et le village où je suis actuellement en échange de leur assistance dans la répression de futures insurrections kurdes.

Nous y sommes : en déclarant la victoire face à ISIS, Trump arrange la seule voie possible pour que les combattants d’ISIS sortent de cette histoire avec leur capacité de combat intacte. C’est Orwellien, pour rester poli.


La seule autre option que je peux imaginer, si les négociations avec le régime d’Assad échouent ou que le PYD décide de conserver une victoire morale et de ne pas s’associer au régime – qui n’est pas digne de confiance et a commis nombre d’atrocités de son propre chef – serait de voir l’entièreté des Forces de Défense Syriennes se fondre à nouveau dans la population civile, permettant à la Turquie et ses satellites de marcher sur le Rojava sans perdre les forces de combat de l’YPG/YPJ, et de lancer immédiatement une insurrection à partir de là. Cela pourrait être plus intelligent que de défendre désespérément leur dernière position, mais qui sait.

Votre silence est l’écho des bombes – une manifestation en solidarité à Milan, en Italie.

Regardons devant nous

Personnellement, je veux voir la guerre civile en Syrie se terminer, et que l’Irak soit, d’une manière ou d’une autre, épargné d’un nouveau cycle de guerre dans un futur proche. Je veux voir ISIS empêché de régénérer son réseau et de se préparer à un nouvel épisode de violences. Cela ne veut pas dire intensifier la surveillance et le contrôle par des forces extérieures de cette partie du monde – je veux dire développer des solutions locales à la question de comment des gens et des populations différentes peuvent coexister, et comment ils peuvent se défendre eux-mêmes de groupes comme Daesh. Cela fait partie de ce que les gens ont essayé de faire au Rojava, et c’est l’une des raisons pour lesquelles Trump et Erdoğan trouvent cette expérience si menaçante. Au final, l’existence de groupes comme ISIS rend leur autorité préférable en comparaison, alors que des initiatives horizontales, participatives et multi-ethniques ne font que montrer à quel point leur système est oppressif.

Le projet de renverser Assad par des moyens militaires est mort – ou, du moins, les choses qu’il faudrait faire pour rendre cette possibilité envisageable dans un futur proche sont encore plus horribles que ne l’est le régime lui-même. Si le capitalisme et la tyrannie de l’État sont le problème, ce type de guerre civile n’est pas la solution, même s’il semble probable que ce qui est arrivé ici en Syrie arrivera de nouveau dans d’autres endroits du monde au fur et à mesure que les crises générées par le capitalisme, le pouvoir étatique et les conflits ethniques montent les gens les uns contre les autres.

Que pouvez-vous faire, vous qui lisez ceci depuis un endroit du monde plus sûr et plus stable ?

D’abord, vous pouvez répandre l’information que la décision de Trump n’est ni un moyen d’apporter la paix en Syrie, ni la confirmation qu’ISIS a été vaincu. Vous pouvez dire à d’autres ce que je vous ai dit sur la situation actuelle vue d’ici, au cas où je ne serais plus capable de le faire moi-même.

Deuxièmement, dans l’éventualité d’une invasion Turque, vous pouvez faire tout ce qui est en votre pouvoir pour discréditer et entraver l’état Turc, Trump, et tous ceux qui auront mené à cette situation. Même si vous n’êtes pas capables de les stopper – même si vous ne pouvez pas sauver nos vies – vous aurez pris part à la construction du genre de mouvement social et de capacités collectives qui seront nécessaires pour sauver d’autres vies dans le futur.

De plus, vous pouvez chercher des moyens de faire parvenir des ressources jusqu’aux gens vivant dans cette partie du globe, qui ont tant souffert et qui vont continuer à souffrir à mesure que se joue le nouvel acte de cette tragédie. Vous pouvez aussi chercher des moyens de soutenir les réfugiés syriens disséminés partout dans le monde.

Pour finir, vous pouvez réfléchir à comment nous pourrions faire en sorte d’avoir de meilleures options à notre disposition la prochaine fois qu’une insurrection comme celle en Syrie éclatera. Comment pouvons-nous nous assurer que les gouvernements tombent avant que leur règne ne mène au règne de la force pure, dans lequel seuls les insurgés soutenus par d’autres états peuvent prendre le contrôle de territoires ? Comment pourrions-nous offrir d’autres visions sur la façon dont les gens peuvent vivre et subvenir à leurs besoins ensemble, et mobiliser la force nécessaire à s’implanter et à se défendre au niveau international sans l’aide d’aucun état ?

Ce ne sont pas des questions simples, mais j’ai confiance en vous. Je n’ai pas d’autre choix.


Une manifestation en solidarité en Allemagne.

Appendice : Narratifs rivaux

En m’appuyant sur cette bonne synthèse, voici une revue des narratifs que nous retrouvons souvent chez les différents camps en présence dans cette guerre :

Narratif loyaliste :

  • L’accent est mis sur comment les États-Unis et d’autres pays ont soutenu et financé les rebelles dans la poursuite de leurs propres intérêts géopolitiques, ce qui est vu comme la raison principale de l’escalade du conflit. -L’existence d’ISIS est principalement attribuée au fait que le soutien apporté aux rebelles s’est retrouvé dans de mauvaises mains et, plus profondément, aux répercutions de la guerre en Irak de 2003.
  • L’accent est mis sur la coopération entre les rebelles dits modérés et les groupes comme Hay’at Tahir al-Sham (HTS) dans le but de pouvoir dire qu’ils font tous partie du même problème.
  • Les vues varient quant aux Forces Démocratiques Syriennes (SDF) et à leur légitimité. Cela semble différent d’un loyaliste à l’autre, certains d’entre eux les jugeant comme presque aussi mauvais que les rebelles traditionnels, et les autres les voyant comme des alliés contre ISIS et les rebelles soutenus par les turcs.

Narratif occidental, rebelle, et du golfe :

  • L’accent est mis sur le Printemps Arabe et sur comment la répression brutale de manifestations (relativement) pacifiques a mené à l’escalade du conflit, la rébellion armée et, éventuellement, à la guerre civile totale.
  • L’existence d’ISIS est principalement attribuée à l’action d’Assad. Il est souvent affirmé que, par ses actes brutaux et en s’appuyant sur des milices sectaires, il a créé un environnement dans lequel ISIS pouvait se développer et établir des soutiens. De plus, il est établi que l’armée d’Assad a délibérément ciblé d’autres rebelles plutôt qu’ISIS, et par conséquent, le régime est à blâmer, en grande partie, pour son ascension.
  • L’accent est mis sur une distinction claire entre les rebelles modérés et radicaux, et sur le fait qu’il faille distinguer les deux si l’on veut analyser honnêtement la situation.
  • Le regard porté sur les SDF varie d’inamical à ouvertement hostile. Il se traduit souvent par une emphase sur les cas où les SDF et l’Armée Arabe Syrienne (SAA) ont travaillé ensemble. Dans ses formes plus modérées, ce narratif critique ce qui est perçu comme une trop grande dépendance envers les kurdes dans des zones majoritairement arabes, tout en reconnaissant leur légitimité dans les zones majoritairement kurdes.

Narratif turc :

Le narratif turc est pratiquement le même que le précédent sur la plupart des sujets, à l’exception notable que l’hostilité envers les SDF est intensifiée à l’extrême. Dans ce narratif, l’accent est mis sur les liens entre les SDF et le PKK, et les SDF sont décrits comme une organisation terroriste illégitime qui est une menace pour la Turquie et qui oppresse et réprime les Arabes locaux.

Narratif occidental et kurde :

  • Le conflit est vu comme une opportunité historique pour les kurdes en quête d’une nation. L’accent est mis sur les discriminations dont les kurdes ont souffert avant le conflit et sur comment ils peuvent prendre les choses en main eux-mêmes aujourd’hui.
  • L’existence et l’expansion d’ISIS est principalement reprochée à la Turquie. L’inaction de la Turquie pendant la bataille de Kobane est principalement mise en avant, tout comme des accusations de soutien direct à ISIS et d’importation de son pétrole.
  • Au sujet des rebelles, le point de vue tend à se rapprocher de celui des loyalistes. Les rebelles (au moins dans les régions où c’est pertinent) sont vus soit comme des satellites de la Turquie, soit comme de dangereux extrémistes sur lesquels la Turquie ferme les yeux. La ligne séparant ISIS et les rebelles est parfois floue, même s’ils ne sont pas associés aussi fortement que dans le narratif loyaliste.
  • Les SDF sont vus comme la seule force armée saine et morale parmi l’ensemble des acteurs de ce conflit. L’accent est mis sur les atrocités des rebelles et des loyalistes pour appuyer ce point de vue.

Narratif d’ISIS et islamiste :

  • Le début de ce conflit est vu comme le grand réveil des musulmans contre leurs tyrans apostats Alawites. L’accent est mis sur la solidarité des combattants étrangers qui viennent soutenir leurs frères syriens en souffrance.
  • Ce point de vue est celui d’ISIS lui-même, mais aussi d’Al Quaeda et d’autres groupes islamistes, qui voient ISIS comme des traîtres à la cause djihadiste.
  • Les rebelles sont vus comme des vendus naïfs qui servent les intérêts de gouvernements étrangers, établissant pour leur compte des idéaux non-musulmans. L’accent est aussi mis sur comment les rebelles négocient et forment des accords avec les loyalistes, pour être aussitôt trahis et perdre du territoire.
  • Les Forces de Défense Syriennes sont vues comme des apostats athées à la solde des États-Unis. La différence majeure avec la Turquie est l’emphase mise sur leur manque de religiosité plus que sur les connections avec le PKK.

Un monument de Kobane marquant le point le plus avancé atteint par l’expansion territoriale d’ISIS en Irak et Syrie en 2014 pendant la bataille de Kobane. ISIS a pris 85 % de la ville ; atteignant cette intersection avant d’être repoussé par une résistance féroce.

  1. A Hajin, où se situe le dernier bastion d’ISIS, la position américaine se trouve bien derrière la ligne de front, à portée d’artillerie mais hors de portée des armes dont disposent Daesh, ainsi les troupes américaines peuvent s’asseoir et pilonner sans relâche sans subir la moindre riposte, alors que les risques sont encourus par les troupes au sol des Unités de Protection du Peuple (YPG/YPJ) et les Forces Démocratiques Syriennes (SDF). C’est très précisément ce que l’armée turque nous ferait si la Turquie envahissait le Rojava 

  2. En fait, il y existe deux principaux partis au Kurdistan irakien en plus du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). Ils ont chacun leurs propres armées et police ; et ont combattu une fois lors d’une réelle guerre civile. Ils ne s’apprécient pas du tout. Le Parti Démocratique du Kurdistan (KDP), la dynastie de la famille Barzani, est plus étroitement aligné sur la Turquie et les Etats-Unis ; il était précédemment plus proche de Saddam Hussein. Ils ont de mauvaises relations avec l’administration du Rojava ; ils sont vivement méprisés ici du fait qu’ils se sont essentiellement écartés et ont laissé la catastrophe à Sinjar se produire sur leur propre territoire alors que le PKK se précipitait pour s’engouffrer dans la brèche. L’Union Patriotique du Kurdistan (PUK) a de meilleures relations avec l’Iran, le PKK, et l’administration d’ici. Il y a au Rojava une milice liée au KDP appelée Rojava Peshmarga ; une fois de plus, ils ont une mauvaise réputation parce qu’ils ont passé toute la guerre à faire très peu de choses, alors qu’un grand nombre de membres du YPG sont morts en combattant ISIS. Tout ça pour simplement dire qu’il n’y a pas une seule et unique position Kurde, il y a aussi des groupes kurdes réactionnaires.

 

  3. Les rebelles syriens n’ont jamais formé un groupe homogène ; parmi eux, on peut trouver à la fois un individu aligné sur la Turquie et les djihadistes et un individu plus étroitement aligné sur les YPG/YPJ. Malheureusement, beaucoup de ceux qui étaient intéressés par des solutions plus « démocratiques » pour résoudre la situation en Syrie ont été obligé de fuir le pays il y a des années.